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380 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

raître eux aussi, nous sommes leurs seuls témoins, la seule ancre dans le souvenir pour ces bonnes petites vies qui s’of- frent si naturellement.

Merci encore pour les envois Cobden. Ah ! Dieu, les défendre à notre tour et qu’on ne continue plus aux siècles des siècles à les massacrer, ces enfants, à qui la patrie n’avait rien donné, et qui m’écrivent « Je suis né gai ».

À Puech : Votre lettre est venue hier soir, je veux y répondre aujourd’hui. Quelle lettre ! Je l’ai lue avec horreur et désespoir, et je l’ai fait lire, pour que vos lieutenants et vos camarades soient déjà un peu vengés par la douleur des femmes, C’est leurs cœurs concrets qui doivent subir et payer la douleur abstraite de la France. Le cœur des femmes après celui des frères d’armes ! Vous voilà tout consacré par le contact des martyrs. J’ai vw avec vous, mais j’ai vu plus beau que terrible, Ce massacre de la dépouille, si impressionnant, on nous l’a dé- crit et nous ne l’ignorons pas. Mais l’horreur rend plus pas- sionné, il me semble, notre élan vers nos morts. Plus ils sont déchirés, plus nous le sommes aussi. Pas une plaie n’est perdue. Avec quelle piété affectueuse je ne cesse de penser à vos morts ! Un soldat debout, c’est encore, malgré l’émotion, toute la dis- tance de l’homme à la femme ; mais tombé, tombé et massacré, il n’y à plus rien entre eux, c’est une relique à baiser, à porter dans ses bras. Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts ? C’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre. Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a porté, je ne voudrais même pas y prétendre, Au nom de quoi ? que sommes-nous près de vous ? Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire des- cendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souf- frances n’est perdue, non seulement à cause du Salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos cœurs. Mais