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JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS

12 septembre. — Au moment où je me prépare à partir de Calais, un moine vient mendier avec un air qui indique sa conviction de l’inconvenance qu’il y a à me soumettre

    France. C’est ainsi que le 7 août, il y dîne en compagnie de plusieurs membres du corps diplomatique. « M. de La Luzerne m’informe de la composition du nouveau ministère. M. de La Tour du Pin est ministre de la guerre, l’archevêque de Bordeaux, garde des sceaux, après le refus de Malesherbes. Je regrette qu’il ait refusé. Je dis au marquis que j’avais appris qu’il était question de l’évêque d’Autun pour cette place. Il me répond qu’il n’a pas la tête qu’il faut pour cela. J’en conclus qu’il est plutôt visionnaire dans ses idées ; peut-être l’est-il en effet, car c’est là le malheur habituel des hommes de génie, qui ne fréquentent pas suffisamment le monde. »

    Chez le marquis de La Luzerne, Morris rencontre de nombreux émigrés et cherche à les consoler. « Ils parlent de leurs malheurs, ce qui est tout naturel. Je leur dis que toutes ces petites secousses, les châteaux brûlés, etc., sont bien pénibles, mais que ce ne sont que des points noirs dans le grand œuvre ; tout sera vite oublié, si l’on a une bonne constitution. M. de Fitz-James me demande des nouvelles de Paris, mais il paraît que nous l’avons quitté presque en même temps. Je n’avais gardé de lui aucun souvenir bien que nous nous fussions rencontrés au club. Le marquis de La Luzerne me prend un peu à part et nous parlons politique. Je crois que son seul but est de me faire devant la société une politesse qui puisse m’être utile. En allant dîner, M. Cate, le lieutenant de police, s’empare de moi, et déclare qu’il ne me quittera pas. Il s’assoit près de moi, et tout en mangeant me raconte son histoire. Tout cela demande de ma part une attention polie, que je lui prête. Je dîne d’une très belle truite, ou plutôt d’une partie d’une truite qui doit, à mon idée, avoir pesé huit livres. J’observe que je suis dans les bonnes grâces de Mme la vicomtesse. Il faut m’y maintenir, et pour cause. J’apprends que lady Dunmore et sa fille s’informent de ma jambe de bois. Lady Dunmore m’est présentée après le dîner ; elle me demande ce que pensent mes concitoyens de Sa Seigneurie : je le lui dis franchement. Notre conversation lui plaît, et, à ma grande surprise (je puis ajouter : à la sienne aussi), nous sommes déjà très familiers. Je m’aperçois que La Luzerne et Capellis le remarquent ; je suis donc obligé de les rejoindre, pour arrêter leurs sourires.

    « Les Français racontent à l’ambassadeur une foule de choses aussi merveilleuses que confuses ; je le prends à part et le prie de n’en rien croire ; ce sont des nouvelles d’émigrés, et il sait bien ce que cela vaut. La princesse Galitzin, qui prend part à la conversation avec lady Dunmore est, comme les autres, complètement dans l’erreur en ce qui regarde les troubles de France. Tous supposaient, comme on le faisait pendant la Révolution d’Amérique, qu’il y a certains meneurs qui sont cause de tout, tandis que dans les deux cas, c’est la grande masse du peuple qui a tout fait. À mon départ, lady Dunmore me remercie d’avoir répondu à ses questions. »