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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

voudrait, je suis absolument sans dégoût. Je suis revenue sur le compte des araignées et des chenilles. Je ne puis avoir horreur de rien de ce qui est ou a été la vie. Le frôlement d’un insecte m’est une sensualité. J’ai tellement subi la mort que toute sensation pour moi restera résurrection. Tout ce qui m’est nostalgie m’est cher comme un souvenir. Je n’ai de répulsion instinctive que pour les odeurs, mais cela c’est l’instinct de la conservation.

Nous ne connaissons les choses, c’est-à-dire leur être comme étranger à nous, que par le danger. Dans la grande fatigue d’une trop longue route, rappelez-vous ce que devient la campagne. C’est le passant qui nous précède au loin, depuis longtemps nous le suivons pour l’atteindre car, de dos, nous le reconnaissons — et quand une fois rejoint il a tourné la tête, l’inconnu de son visage est si grand, si soudain et si calme, qu’un regard de démon nous serait moins hostile et le port d’un masque moins inquiétant.

Les gens qui se sont vraiment perdus, qui ont eu faim, froid et peur dans un paysage comme les autres, à côté du train-train égoïste et quotidien du monde végétal et des animaux qu’ils croyaient familiers, ceux-là ont vraiment rencontré les choses, les êtres dédaigneux qui ne secourent pas.

Les naufragés, sous la lune familière et les étoiles