Page:Journal des économistes, 1848, T20.djvu/228

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Ce premier essai du Manchester manufacturer eut quelque succès ; le Times, le Spectator, etc., en parlèrent avec éloges, et, si nous nous fions à la couverture que nous avons sous les yeux, il s’en fit trois éditions. Cela encouragea le jeune pamphlétaire. L’année suivante il reprit de nouveau la plume ; voici à quel propos : la question d’Orient commençait alors à être agitée ; un agent anglais dont le nom a acquis une célébrité européenne, M. Urqueart, avait pris en main avec ardeur la cause de la Turquie ; selon M. Urqueart, il était indispensable que l’Angleterre eût l’œil sur tous les mouvements de la Russie, et qu’elle arrêtât au besoin par les armes les empiètements de cette puissance sur le territoire turc. Le Manchester manufacturer écrivit sa seconde brochure afin de réagir contre les entraînements du parti de la guerre. Dans cette brochure (Russia, by Richard Cobden, esq.) il prit hardiment le contre-pied de l’opinion de M. Urqueart : M. Urqueart affirmait que l’Angleterre avait un intérêt immense, un intérêt vital à empêcher la Russie de conquérir la Turquie ; M. Cobden prétendait que la conquête de la Turquie par la Russie serait avantageuse à l’Angleterre. La thèse n’était pas populaire, car les esprits étaient dans ce moment-là fort excités contre la Russie ; mais peu importait à notre pamphlétaire ; comme tous les esprits de bonne trempe, il se souciait médiocrement de la popularité ; il ne cherchait que la vérité, et quand il croyait l’avoir trouvée, il la divulguait sans s’inquiéter de l’accueil qu’elle recevrait ; il savait bien qu’elle finirait tôt ou tard par être fêtée. « Quel est, disait-il, notre véritable intérêt en Orient ? n’est-ce pas d’y rencontrer un peuple civilisé, un peuple qui consomme beaucoup d’objets manufacturés, un peuple avec lequel nous puissions faire par conséquent beaucoup d’affaires ? Eh bien ! ne gagnerions-nous pas, sous ce rapport, si la Turquie, l’Asie Mineure, la Syrie, étaient gouvernées par des Russes au lieu de l’être par des Turcs ? Qu’est-ce que le peuple turc, sinon un peuple de barbares, qui a couvert de ruines une des plus belles contrées de la terre ; un peuple qui, au milieu du mouvement progressif des sociétés, demeure immobile, la main posée sur le Coran ? Le peuple russe n’est pas sans doute arrivé bien avant dans la voie de la civilisation, mais au moins il est en marche ; il y a aujourd’hui, au point de vue de la civilisation, plus de distance entre Constantinople et Pétersbourg qu’entre Pétersbourg et Londres ou Paris. Au point de vue de notre commerce, nous gagnerions indubitablement à la substitution, en Turquie, du gouvernement russe au gouvernement turc. On objecte, à la vérité, que l’intérêt de notre commerce n’est pas seul en cause ; on objecte qu’un interdit supérieur encore à celui-là, l’intérêt de notre sécurité, nous commande d’arrêter les empiétements de la Russie. Si ce vaste empire continuait à s’agrandir, nous dit-on, la balance des pouvoirs se trouverait détruite, et la civilisation occidentale serait incessamment menacée par la barbarie moscovite ; l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Angleterre, seraient à la merci de quelque nouvel Attila.

D’abord, est-il bien avéré que la puissance de la Russie se trouvât augmentée par la conquête de la Turquie ? N’y a-t-il pas des conquêtes onéreuses ? l’Angleterre, par exemple, n’a-t-elle pas perdu à se charger de son immense et lourd établissement colonial ? N’aurait-elle pas bien plus considérablement augmenté sa fortune si, comme l’Union-Américaine, elle s’était contentée d’échanger ses produits contre ceux des autres nations, sans conquérir ou acheter à haut prix des consommateurs ? Déjà la Russie est trop vaste eu égard au nombre et aux ressources de ses habitants ; en s’agrandissant davantage, n’af-