Page:Journal des économistes, 1848, T20.djvu/229

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faiblirait-elle pas sa puissance au lieu de l’accroître ? Supposons néanmoins que l’annexion de la Turquie fût réellement avantageuse à la Russie, devrions-nous nous en alarmer ? On invoque la balance des pouvoirs : mais qu’est-ce donc que la balance des pouvoirs ? Un mot. Existait-elle, cette balance des pouvoirs si souvent invoquée, lorsque les Anglais dépouillèrent les Hollandais du cap de Bonne-Espérance et les Français du Canada, ou lorsqu’ils s’emparèrent violemment et traîtreusement (by taking forcible and felonious possession) d’une partie du sol espagnol ? existait-elle davantage, lorsque la Prusse conquit la Silésie, ou lorsque la Russie, la Prusse et l’Autriche signèrent le partage de la Pologne ? Et peut-elle exister ? Si l’on peut dire à un peuple : Tu ne dépasseras pas telles ou telles limites, peut-on lui dire : Dans ces limites, tu ne croîtras que jusqu’à un certain degré en nombre et en puissance ? Cependant, si l’on n’ajoute point cette seconde injonction à la première, que devient la balance des pouvoirs ? Dans cinq ou six de ses comtés, l’Angleterre n’a-t-elle pas concentré plus de pouvoirs que n’en possède la Russie dans l’ensemble des gouvernements de son vaste empire ? Si l’on veut que la balance des pouvoirs s’établisse et subsiste, il faut non-seulement empêcher certains peuples d’y agrandir leurs territoires ; il faut les empêcher aussi de s’enrichir et de s’éclairer. N’est-ce point là une théorie barbare autant qu’absurde ? Une dernière preuve que cette théorie est fausse, dénuée de sens, c’est que l’un des peuples les plus puissants de la terre, le peuple américain, n’a point été jusqu’à présent porté dans la balance des pouvoirs. Cessons donc de nous embarrasser de ce vieux débris de la politique du moyen âge ! L’Angleterre ne perdrait rien de sa sécurité si la Russie envahissait la Turquie ; après comme avant, le danger d’une invasion russe dans la Grande Bretagne demeurerait purement chimérique.

On invoque encore la protection qu’exige notre commerce ; un autre mot ! et un mot qui coûte cher. Nous avons dans la Méditerranée une flotte de 1,300 canons, dont l’entretien nous coûte 300,000 liv., pour protéger un commerce qui ne va pas au delà de 9,500,000 liv. En Portugal, c’est bien pis encore, nous avons dans le Tage une flotte qui nous coute 700,000 liv., tandis que le montant total de nos exportations pour le Portugal ne dépasse pas 975,000 liv. L’escorte nous revient à peu près aussi cher que la marchandise ! Il en est de même aux Indes Occidentales ; aux États-Unis, au contraire, où notre commerce d’exportation atteint le chiffre de 10,000,000 liv., nous n’avons pas un seul navire de guerre pour protéger notre commerce ; nous ne possédons pas une seule station navale depuis l’embouchure du fleuve Saint-Laurent jusqu’au golfe du Mexique ; et à Liverpool, où abordent les flottes marchandes de l’Amérique, quatre invalides suffisent pour garder le port. Seul, le commerce non protégé des États-Unis nous donne de véritables bénéfices. Encore, si la protection du commerce servait à écarter la concurrence étrangère ! Mais elle n’a point cette vertu. À Gibraltar, les cotonnades suisses débarquent sous la gueule des canons de nos navires de guerre, et elles viennent nous faire une concurrence redoutable dans l’enceinte même de notre citadelle. Voilà à quoi sert la protection du commerce ! Non ! concluait le pamphlétaire, ce n’est point par la force, c’est par le bon marché que notre marine supplantera ses rivales ; et pour que nous puissions vendre à bon marché, il faut que notre travail cesse d’être grevé des frais exorbitants de l’armée et de la flotte : il faut par conséquent que l’on cesse de « protéger notre commerce. »

L’auteur de Russia réfutait ainsi, point par point, les vieux arguments dont