Page:Jules Vallès - L'Enfant.djvu/20

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Ce fut une triste histoire !

Madame Garnier, la veuve de l’ivrogne qui s’est noyé dans sa cuve, avait une nièce qu’elle fit venir de Bordeaux, lors de la catastrophe.

Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout noirs, et qui brûlent ; elle les fait aller, comme je fais aller dans l’étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs ; ils roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux.

Il paraît que j’en tombai amoureux fou. Je dis « il paraît » car je ne me souviens que d’une scène de passion, d’épouvantable jalousie.

Et contre qui ?

Contre l’oncle Joseph lui-même, qui avait fait la cour à mademoiselle Célina Garnier, s’y était pris, je ne sais comment, mais avait fini par la demander en mariage et l’épouser.

L’aimait-elle ?

Je ne puis aujourd’hui répondre à cette question ; aujourd’hui que la raison est revenue, que le temps a versé sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors, — au moment où mademoiselle Célina se maria j’étais aveuglé par la passion.

Elle allait être la femme d’un autre ! Elle me refusait, moi si pur. Je ne savais pas encore la différence qu’il y avait entre une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants naissaient sous les choux.

Quand j’étais dans un potager, il m’arrivait de regarder ; je me promenais dans les légumes, avec l’idée que moi aussi je pouvais être père…