Page:Julien empereur - Oeuvres completes (trad. Talbot), 1863.djvu/246

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imposer par l’opinion au point de croire que la viande cuite est pure et mangeable, et que, si elle n’a point passé par le feu, elle est impure et détestable ? Tu as assez peu de mémoire et de discernement pour reprocher à Diogène, que tu traites de vaniteux, et que j’appelle, moi, le serviteur le plus dévoué et le ministre du dieu pythien, d’avoir mangé un polype ! Et tu manges, toi, mille mets assaisonnés,

Poissons, oiseaux et tout ce que prennent tes mains[1] ;


et tu es un Égyptien, non pas de la caste des prêtres, mais de celle qui mange de tout et que la loi autorise à se nourrir même des légumes du jardin ? Tu connais, je crois, les paroles des Galiléens. J’allais oublier de dire que tous les hommes qui habitent près de la mer et que quelques-uns de ceux qui en sont éloignés avalent, sans les approcher du feu, des oursins, des huîtres, et généralement tous les animaux du même genre. Eh bien, tu les croiras à l’abri du blâme, et tu regarderas Diogène comme un malheureux et un être immonde, sans réfléchir que, dans l’un et l’autre cas, ce sont toujours des chairs que l’on mange, avec cette différence que les unes sont molles et les autres dures, et que, si le polype n’a pas plus de sang que les testacés, les testacés, à leur tour, sont tout aussi animés que le polype, c’est-à-dire susceptibles de plaisir et de douleur, ce qui est le propre de tout être animé. Peu nous importe ici l’opinion de Platon qui veut que les plantes aussi soient animées. Le fait est que l’illustre Diogène n’a point commis un acte odieux, illégal, ni même contraire à l’usage, à moins qu’on ne veuille juger du fait d’après la dureté ou la mollesse du mets, et le plaisir ou le déplaisir qu’il procure au gosier. Voilà, je pense, qui est évident pour quiconque raisonne. Ne réprouvez donc pas l’usage des viandes crues, vous qui en faites autant quand vous mangez, non seulement des êtres qui n’ont pas de sang, mais des animaux qui en ont. La seule différence entre vous et Diogène, c’est que Diogène usait des viandes telles que la nature les lui donnait, tandis que vous assaisonnez les vôtres de mille ingrédients, pour votre plaisir et pour faire violence à la nature. Mais c’en est assez sur ce sujet.

10. Le but et la fin de la philosophie cynique, comme de toute philosophie, c’est le bonheur. Or, le bonheur consiste à vivre selon la nature et non selon l’opinion du vulgaire. D’où

  1. Odyssée, XII, 331.