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CONSOLATION ADRESSÉE À UNE MÈRE.




Si les hommes s’accoutumaient à mêler parfois au tumulte de leurs affaires et de leurs distractions de sérieux instants de réflexions instructives, comme les y invite le spectacle que le sort de leurs concitoyens leur donne chaque jour de la vanité de nos projets, leurs joies seraient peut-être alors moins bruyantes, et elles feraient place à ce calme serein d’une âme pour qui il n’y a plus d’accidents inattendus. Alors une douce mélancolie, ce tendre sentiment dont se nourrissent les nobles cœurs, lorsque, dans le silence de la solitude, ils pèsent le néant de ce que nous tenons d’ordinaire pour grand et important, leur apporterait plus de véritable bonheur que les transports de gaîté des esprits légers et le rire éclatant des fous.

Mais le plus grand nombre des hommes se mêle avec la plus vive ardeur à la foule de ceux qui, sur le pont jeté par la Providence sur une partie de l’abîme de l’éternité et que nous appelons la vie, courent après quelques bulles d’eau, sans se donner la peine de prendre garde aux bascules qui font tomber l’un après l’autre, à côté d’eux, leurs compagnons dans l’abîme, dont l’infini est la mesure, et qui finira par les engloutir eux-mêmes au milieu de leur course impétueuse. Un poëte ancien[1] retrace un trait touchant du tableau de la vie humaine, en représentant l’homme qui vient de naître. L’enfant, dit-il, remplit aussitôt l’air de ses cris plaintifs, comme il convient à une personne entrant dans un monde où l’attendent tant de maux. Dans la suite des années cet homme joint à l’art de se rendre malheureux celui de se le cacher à lui-même, en jetant un voile sur les objets tristes de la vie, et il s’applique à se montrer léger et insouciant à l’endroit de la foule des maux qui l’entourent et qui ne manquent pourtant pas de produire en lui à la fin un sentiment beaucoup plus

  1. Lucrèce.