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ANALYSE CRITIQUE


glèbe, la liberté d’être heureux à sa manière, peut-il se considérer comme son bienfaiteur, lorsqu’il en prend un soin en quelque sorte paternel, d’après ses propres idées sur le bonheur qui lui convient ? Ou plutôt l’injustice qui consiste à priver quelqu’un de sa liberté n’est-elle pas quelque chose de si contraire au devoir de droit en général, que celui qui consent librement à se livrer à un maître en comptant sur sa bienfaisance, abdique au plus haut degré sa dignité d’homme, et que les soins les plus empressés de son maître pour lui ne peuvent plus passer pour de la bienfaisance. Ou bien le mérite de ces soins peut-il être si grand qu’il contre-balance la violation du droit de l’humanité ? — Je ne puis faire du bien aux autres (sinon aux enfants et aux fous) d’après l’idée que je me fais moi-même du bonheur, mais je dois consulter celles de tous ceux à l’égard de qui je veux me montrer bienfaisant ; ce n’est pas être vraiment bienfaisant envers quelqu’un que de lui imposer un bienfait. »

« La faculté d’être bienfaisant, qui dépend des biens de la fortune, est en grande partie une conséquence des privilèges dont jouissent certains hommes grâce à l’injustice des gouvernements, laquelle introduit dans les conditions d’existence une inégalité qui rend la bienfaisance nécessaire. Dans un tel état de choses, l’assistance que le riche prête au pauvre mérite-t-elle bien en général le nom de vertu ? »

De la reconnaissance.

Si la bienfaisance est un important devoir, la reconnaissance pour les bienfaits reçus n’en est pas un moins grand 1[1]. Elle n’est pas seulement conseillée par l’intérêt en vue des nouveaux avantages qu’elle pourrait nous procurer : à ce titre elle cesserait d’être une vertu ; mais elle est immédiatement commandée par la loi morale. Elle est même plus qu’un devoir ordinaire, elle est un devoir sacré : on ne peut le violer sans saper la bienfaisance même dans ses fondements, et on ne peut jamais le remplir de manière à s’acquitter entièrement. On ne le remplit pas d’ailleurs uniquement à l’aide d’actes extérieurs, mais il y a une certaine bienveillance de cœur qui est déjà une espèce de reconnaissance : c’est ce

  1. 1 §§ 32-33, p. 130-133.