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ANALYSE CRITIQUE


n’appartiennent pas à la doctrine du droit naturel. » Tout dépend de ce que l’on met sous cette expression de droit naturel. Est-elle synonyme de loi morale, rien n’est plus in contestable que la remarque de Leibnitz ; mais entend-on par là simplement cette partie de la morale où les devoirs correspondent à des droits et sont à ce titre susceptibles d’une contrainte et d’une législation extérieures, Kant a raison d’en distraire tous les devoirs de la morale individuelle et une bonne partie de ceux de la morale sociale elle-même.

Mais la distinction qu’il introduit au sein de nos devoirs n’est pas juste seulement ; elle a aussi une très-grande importance. Elle trace en effet une ligne de démarcation très-nette entre le domaine de la législation publique et celui dont le gouvernement appartient à la conscience de chacun. Elle restreint le premier au droit, c’est-à-dire, selon la juste définition de Kant, au principe de l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous, et elle abandonne tout le reste au second. Être libre, en effet, j’ai le droit d’user de ma liberté comme il me plaît, pourvu que par l’usage que j’en fais je ne porte point atteinte à celle d’autrui. Dès que cet usage ne peut plus s’accorder avec la liberté de tous les autres, j’outrepasse mon droit, et dès lors je puis être soumis à une légitime contrainte ; mais, dès que je ne fais rien qui soit de nature à troubler la liberté d’autrui, ma conduite ne regarde que moi, et je ne relève plus que de ma conscience. Je ne suis pas pour cela affranchi de toute loi : la loi morale est encore là qui me prescrit certains devoirs, mais ces devoirs, aucune puissance extérieure n’a le droit de me contraindre à les remplir, ou de me punir d’y avoir manqué. L’obligation est ici purement morale, et, puisqu’il ne s’agit plus de droit, mais de vertu, la loi civile n’a point à intervenir. En la renfermant dans ces limites, Kant défend la liberté individuelle et la conscience même contre les empiétements et la tyrannie des pouvoirs publics. On confond trop souvent ces deux juridictions, et l’on viole ainsi la liberté qu’on devrait respecter, trop heureux quand, du même coup, on n’outrage pas la conscience en lui imposant, au nom de fausses doctrines, des actes qui lui répugnent. De là ce régime inquisitorial qui, en étouffant la liberté, tue la vertu, car la vertu est une fleur qui ne peut s’épanouir que dans une libre atmosphère. Il faut