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ANALYSE CRITIQUE


peut que, par reflet de la misère ou de la maladie, un homme se voie hors d’état de rendre désormais aucun service à ses semblables : son devoir lui défend encore d’attenter à sa vie, quelque inutile qu’elle lui paraisse ; est-ce être inutile d’ailleurs que de donner aux autres l’exemple d’un grand courage ? C’est ce devoir que Kant se rappelait à lui-même au milieu des infirmités de sa vieillesse, lorsqu’il disait à ses amis[1] : « La vie est pour moi un fardeau : je suis las de le porter ; et si cette nuit l’ange de la mort m’appelait, je lèverais les mains et dirais de grand cœur : Dieu soit béni ! Je ne suis pas un poltron, et j’ai encore assez de force pour en finir si je voulais ; mais je regarde une pareille action comme immorale. Celui qui se détruit est une charogne qui se jette elle-même à la voirie. »

Je ne fais que rappeler en passant les articles que Kant consacre ensuite à l’impudicité et à l’intempérance 2[2]. Ces deux vices y sont flétris en termes si énergiques et si justes qu’on ne peut rien souhaiter de mieux. Les questions casuistiques qu’il joint à l’examen du premier sont d’une nature tellement délicate que, malgré sa maxime favorite : sunt castis omnia casta, peut-être vaudrait-il mieux que le moraliste les laissât dans l’ombre et s’en remît sur ce point à la conscience de chacun. Ce n’est pas d’ailleurs à notre philosophe qu’on pourrait adresser le reproche qu’a si souvent soulevé le casuistique théologique, en s’arrêtant avec complaisance sur des détails qui souillent l’imagination et blessent le sens moral. Quant aux questions casuistiques qui accompagnent l’article de l’intempérance, elles n’offrent plus le même danger, et elles montrent bien que la morale de Kant, si sévère à tant d’égards, sait aussi se dérider à propos, et que chez lui l’austérité n’exclut pas toujours l’enjouement. On aime à retrouver jusque dans ces pages d’un traité de morale scientifique les goûts et les habitudes de sa vie. On sait en effet qu’il pratiquait scrupuleusement la maxime, à laquelle il fait ici allusion, à savoir que dans un repas bien ordonné le nombre des

  1. Voyez, dans les Fragments littéraires de M. V. Cousin, l’histoire des dernières années de la vie de Kant.
  2. 2 Plus haut, p. xxii-xiv.