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ANALYSE CRITIQUE


à se régler sur la politique, mais au contraire à la politique à se régler sur le droit ; et, en général, il faut bien prendre garde que le moyen d’application n’emporte la règle, car cela serait contradictoire. Or c’est là justement le cas du principe invoqué par Benjamin Constant en matière de véracité. Il s’ensuivrait en effet que la véracité et le mensonge seraient choses par elles-mêmes indifférentes, que la première ne serait un devoir qu’envers ceux qui ont le droit de nous interroger, et qu’à l’égard de tous les autres le second serait parfaitement légitime. Il suffit d’énoncer la conséquence pour montrer la fausseté du principe.

Madame de Staël a mieux trouvé que son illustre ami. Dans son beau livre de l’Allemagne 1[1], après avoir rapporté l’opinion et l’exemple que Benjamin Constant avait cités autrefois et que Kant n’avait pas désavoués, elle continue ainsi : « Kant prétend qu’il ne faut jamais se permettre, dans aucune circonstance particulière, ce qui ne saurait être admis comme loi générale ; mais dans cette occasion il oublie qu’on pourrait faire une loi générale de ne sacrifier la vérité qu’à une autre vertu ; car, dès que l’intérêt personnel est écarté d’une question, les sophismes ne sont plus à craindre, et la conscience prononce sur toutes avec équité. » Mais qu’on ne l’oublie pas cependant : le plus ardent dévouement n’affranchit pas de toute loi ; il ne saurait conférer le droit de tout faire. Est-ce un tiède dévouement que celui de Jeanny Deans pour sa sœur, dans l’admirable roman de Walter Scott ? Rien ne lui coûtera pour la sauver : ni les fatigues d’un long voyage, ni les humiliations, ni les prières ; mais, quoiqu’elle n’ait qu’un mot à dire au tribunal pour détourner la sentence de mort, c’est là justement la seule chose qu’elle ne puisse faire. Tout lui est possible, hors un faux témoignage, un mensonge envers la justice, un parjure envers Dieu. Qui voudrait lui jeter la pierre, si elle eût agi autrement ; mais quelle conscience droite n’est avec elle ? Est-ce à dire qu’il n’y a point de cas où l’on puisse tromper innocemment ? Ici, je l’avoue, la doctrine de Kant me parait pousser les choses à l’extrême rigueur. Quel jury d’hommes de bien oserait déclarer cou-

  1. 1 Troisième partie, chap. xiv.