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ANALYSE CRITIQUE


ne s’enivre pas d’un fol orgueil, comme s’il avait atteint les sommets de la sagesse, mais que voyant combien il est encore éloigné de l’idéal qu’il poursuit, il fasse sans cesse de nouveaux efforts ; sur ce point, la doctrine de Kant corrige justement, à l’aide des idées chrétiennes, la morale stoïcienne 1[1]. Mais, s’il condamne un orgueil que la nature humaine ne justifie pas, il ne blâme pas moins cette humilité qui consiste à se rabaisser soi-même au point de méconnaître ou d’avilir tout ce qu’il y a dans cette même nature de grandeur et de force. Cette sorte d’humilité, aussi funeste que la première est salutaire, est une offense à la dignité de notre personne. Même quand elle s’adresse à Dieu, en voulant écraser en quelque sorte l’homme à ses pieds, elle est déjà contraire à la dignité humaine. Mais quand elle s’adresse aux autres hommes, elle est honteuse. Qu’on relise les préceptes où Kant traduit le devoir de dignité personnelle qu’il oppose à cette fausse humilité 2[2] : jamais moraliste a-t il parlé un langage plus fier à la fois et plus profondément moral ? Je ne répéterai ici que ce mot, qu’il faudrait écrire sur le front de tous les courtisans : « Celui qui se fait ver, peut-il se plaindre ensuite d’être écrasé 3[3]. »


Je passe par-dessus la théorie des devoirs imparfaits de l’homme envers lui-même, n’ayant, après l’analyse que j’en ai donnée plus haut 4[4], rien autre chose à en dire sinon qu’elle couronne dignement la morale individuelle ; et quant à celle de nos devoirs envers nos semblables 5[5], je ne m’attacherai qu’à en bien préciser le caractère général. La doctrine morale de Kant, telle qu’elle se présente ici, est loin d’être aussi étroite et aussi exclusive qu’on l’en a souvent accusée, et que quelques-uns de ses principes le pourraient faire supposer. Non-seulement elle range la charité parmi les devoirs de

  1. 1 Cf. Examen de la critique de la raison pratique, p. 237 et 279.
  2. 2 Plus haut, p. xxix.
  3. 3 Dans les Études qu’il vient de publier sur le XVIIIe siècle (tome Ier, p. 297), M. Bersot cite un mot de Collé, qui rappelle celui de Kant : « On n’écrase que les bêtes qui rampent.
  4. 4 P. xxxiv.
  5. 5 P. xxxvi.