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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

de bons fruits ? Nous avons cependant dû avouer plus haut qu’un arbre bon originairement (dans sa disposition) en est venu à produire de mauvais fruits[1], et comme la chute, ou passage du bien au mal (si l’on réfléchit bien que le mal provient de la liberté), est aussi peu compréhensible que le relèvement, ou passage du mal au bien, on ne peut pas nier la possibilité de ce relèvement. Car malgré cette chute nous entendons pourtant résonner dans notre âme, aussi forte qu’auparavant, la voix de ce précepte : « nous devons devenir meilleurs » ; conséquemment, il faut que nous en ayons le pouvoir, même si, à lui seul, ce que nous pouvons faire devait rester insuffisant et pouvait seulement nous rendre susceptibles d’un secours supérieur, pour nous inexplicable. ― Sans doute, il faut supposer, pour cela, qu’il subsiste un germe du bien, ayant gardé toute sa pureté, qui ne pouvait pas être annihilé ou corrompu, et sûrement ce germe n’est pas l’amour de soi[2] qui, adopté comme principe de toutes nos maximes, est précisément la source de tout le mal.

  1. L’arbre dont la disposition est bonne n’est pas encore bon en fait, car, s’il l’était, il est évident qu’il ne pourrait point porter de mauvais fruits ; ce n’est qu’après avoir reçu dans sa maxime les mobiles placés en lui pour servir à la loi morale que l’homme est dit un homme bon (l’arbre absolument un bon arbre).
  2. Les mots qui peuvent recevoir deux sens tout différents sont bien souvent la cause qui empêche longtemps les raisons les plus claires de produire la conviction. Comme l’amour en général, l’amour de soi peut se subdiviser en un amour de bienveillance et un amour de complaisance (benevolenliæ et complacentiæ), qui doivent tous deux (cela va sans dire) être raisonnables. Admettre le premier dans sa maxime, c’est une chose naturelle (qui ne souhaite pas en effet que tout aille bien sans cesse pour lui ?). Mais cet amour n’est raisonnable qu’autant que, d’une part, en ce qui regarde le but, on fait choix seulement de ce qui peut coexister avec la plus grande et la plus durable prospérité, et que, d’autre part, on choisit pour chacun de ces éléments de la félicité les moyens les plus convenables. Ici, le seul rôle de la raison est d’être la servante de l’inclination naturelle ; et la maxime qu’on adopte pour cette fin n’a aucun rapport à la moralité. Mais ériger cette maxime en principe inconditionné du libre arbitre, c’est en faire la source de contradictions à portée incommensurable dans la moralité. ― L’amour raisonnable de complaisance