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COEXISTENCE DU MAUVAIS PRINCIPE AVEC LE BON

Le rétablissement de la disposition primitive au bien en nous n’est donc pas l’acquisition d’un mobile inclinant au bien, que nous aurions perdu ; car un tel mobile, qui consiste dans le respect pour la lei morale, nous n’avons jamais pu te perdre, et en admettant que nous l’eussions pu, nous ne le recouvrerions jamais plus.


    en soi-même peut être entendu de deux manières ; s’il se borne à signifier que nous nous complaisons dans les maximes susnommées tendant à la satisfaction de l’inclination naturelle (en tant que ce but est atteint par leur mise en pratique), cet amour alors ne fait qu’un avec l’amour de bienveillance à l’égard de soi-même ; on est content de soi, comme l’est un marchand dont les spéculations commerciales ont réussi et qui, songeant aux maximes mises en œuvre, se félicite de son bon jugement (Einsicht). Seule la maxime de l’amour de soi basé sur la complaisance inconditionnée en soi-même (sur une complaisance telle qu’elle ne soit pas dépendante du gain ou de la perte résultant de l’action) serait le principe intérieur d’une satisfaction pour nous possible, mais dent la condition serait la subordination de nos maximes à la loi morale. Si la moralité ne lui est pas indifférente, l’homme ne peut pas éprouver de la complaisance en soi-même, il ne peut même pas s’empêcher d’éprouver un amer déplaisir à l’égard de soi-même, lorsqu’il a conscience d’être attaché à des maximes qui ne s’accordent pas avec la loi morale en lui. On pourrait appeler l’amour dont nous parlons l’amour de raison de soi-même, car il s’oppose à ce que d’autres causes de satisfaction tirées des conséquences de nos actes (sous le nom d’un bonheur à se créer par là) viennent se mêler aux mobiles du libre arbitre. Mais comme une telle attitude dénote le respect inconditionné pour la loi, pourquoi veut-on sans nécessité se servir de cette expression, amour raisonnable de soi, mais qui n’est moral qu’à la condition de conserver aux mobiles leur pureté, et rendre ainsi plus difficile la claire intelligence du principe, puisque l’on tourne dans un cercle (car on ne peut s’aimer soi-même que d’une manière morale ; en tant que l’on a conscience d’avoir une maxime qui fait du respect de la loi le mobile suprême de notre libre arbitre) ? Le bonheur est pour nous la première des choses et celle que nous désirons inconditionnellement, conformément à notre nature d’êtres dépendant des objets de la sensibilité. Mais conformément à notre nature (si l’on consent à appeler ainsi, d’une manière générale, ce qui nous est inné) d’êtres doués de raison et de liberté, ce bonheur, bien loin d’être la première des choses, n’est même point pour nos maximes un objet inconditionné ; cet objet inconditionné, c’est de mériter d’être heureux en mettant toutes nos maximes d’accord avec la loi morale. Que, d’une manière objective, cette condition seule permette au désir du bonheur de s’accorder avec la raison législatrice, c’est là le fond de toute prescription morale ; et toute la façon morale de penser est contenue dans l’intention de ne désirer le bonheur que d’une manière conditionnée.