Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T1.djvu/391

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gens, ruiner ses enfants, cela ne regarde personne. La société ne condamne que les actes qui lui sont nuisibles ; la vie privée n’est pas de son ressort.

« Telle était la morale de M. Delmare. Il n’avait jamais étudié d’autre contrat social que celui-ci : « Chacun chez soi. » Il traitait toutes les délicatesses du cœur de puérilités féminines et de subtilités sentimentales. Homme sans esprit, sans tact et sans éducation, il jouissait d’une considération plus solide que celle qu’on obtient par les talents et la bonté. Il avait de larges épaules, un vigoureux poignet ; il maniait parfaitement le sabre et l’épée, et avec cela il possédait une susceptibilité ombrageuse. Comme il ne comprenait pas toujours la plaisanterie, il était sans cesse préoccupé de l’idée qu’on se moquait de lui. Incapable d’y répondre d’une manière convenable, il n’avait qu’un moyen de se défendre : c’était d’imposer silence par des menaces. Ses épigrammes favorites roulaient toujours sur des coups de bâton à donner et des affaires d’honneur à vider ; moyennant quoi, la province accompagnait toujours son nom de l’épithète de brave.

… Candide jusqu’à l’enfantillage sur certaines délicatesses du point d’honneur, il savait fort bien conduire ses intérêts à la meilleure fin possible sans s’inquiéter du bien ou du mal qui pouvait en résulter pour autrui. Toute sa conscience c’était la loi ; toute sa morale, c’était son droit. C’était une de ces probités sèches et rigides qui n’empruntent rien, de peur de ne pas rendre, et qui ne prêtent pas davantage, de peur de ne pas recouvrer. C’était l’honnête homme qui ne prend et ne donne rien ; qui aimerait mieux mourir que de dérober un fagot dans les forêts du roi, mais qui vous tuerait sans façon pour un fétu ramassé dans la sienne. Utile à lui seul, il n’était