Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/226

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

lui dise. Il est vrai qu’en littérature Delacroix a le goût de ce qu’il y a de plus classique et de plus formaliste…

… Maurice casse les vitres au dessert. Il veut que Delacroix lui explique le mystère des reflets, et Chopin écoute les yeux arrondis par la surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique. L’harmonie en musique ne consiste pas seulement dans la construction des accords, mais encore dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur entraînement, dans ce que j’appellerais au besoin leurs reflets auditifs. Eh bien, la peinture ne peut pas procéder autrement. « Le reflet du reflet » nous lance dans l’infini, et Delacroix le sait bien, mais il ne pourra jamais le démontrer…

Je me permets de communiquer comme je peux mon appréciation.

Chopin s’agite sur son siège.

— Permettez-moi de respirer, dit-il, avant de passer au relief. Le reflet, c’est bien assez pour le moment. C’est ingénieux, c’est nouveau pour moi ; mais c’est un peu de l’alchimie.

— Non, dit Delacroix, c’est de la chimie toute pure. Les tons se décomposent et se recomposent…, etc., etc.[1].

… Chopin ne l’écoute plus. Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise comme au hasard. Il s’arrête.

— Eh bien, eh bien ! s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini !

— Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient… rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.

— Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre, reprend Delacroix, et vous allez les trouver tous les deux.

— Mais si je ne trouve que le clair de lune ?

— Vous aurez trouvé le reflet d’un reflet, répond Maurice. L’idée plaît au divin artiste. Il reprend sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d’opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons à la nuit d’été ; nous attendons le rossignol.

  1. Nous omettons les explications trop professionnellement spéciales de Delacroix qui précèdent et suivent, elles pourraient pourtant être considérées comme une première ébauche des doctrines des pleinairistes et des impressionnistes, et nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui s’intéressent à ces questions de relire tout ce chapitre des Impressions.