Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/142

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— Et pourtant la nature n’a pas changé, reprit mon ami : la nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon…

— L’art est comme la nature, lui dis-je ; il est toujours beau. Il est comme Dieu qui est toujours bon ; mais il est des temps où il se contente d’exister à l’état d’abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes ; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ? L’art est aujourd’hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses humaines, en temps de révolution, comme les plantes qui meurent en hiver pour renaître au printemps. Mais le temps fait périr beaucoup de germes. Qu’importent dans la nature quelques fleurs ou quelques fruits de moins ? Qu’importent dans l’humanité quelques voix éteintes, quelques cœurs glacés par la douleur ou par la mort ? Non, l’art ne saurait me consoler de ce que souffrent aujourd’hui sur la terre la justice et la vérité. L’art vivra bien sans nous. Superbe et immortel comme la poésie, comme la nature, il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traversons ces jours néfastes, avant d’être artistes, tâchons d’être hommes ; nous avons bien autre chose à déplorer que le silence des Muses…

— … La poésie est quelque chose de plus que les poètes, c’est en dehors d’eux. Les révolutions n’y peuvent rien. Ô prisonniers ! ô agonisants ! captifs et vaincus de toutes les nations, martyrs de tous les progrès ! Il y aura toujours dans le souffle de l’air que la voix humaine fait vibrer une harmonie bienfaisante qui pénétrera vos âmes d’un religieux soulagement. Il n’en faut même pas tant, le chant de l’oiseau, le bruissement de l’insecte, le murmure de la brise, le silence même de la nature, toujours entrecoupé de quelques mystérieux sons d’une indicible éloquence. Si ce langage furtif peut arriver jusqu’à votre oreille, ne fût-ce qu’un instant, vous échapper par la pensée au joug cruel de l’homme, et votre âme plane librement dans la création.

… Tout affligés et malheureux que nous sommes, on ne peut nous ôter cette douceur d’aimer la nature et de nous reposer dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons plus donner que cela aux malheureux, faisons encore de l’art comme nous l’entendions naguère, c’est-à-dire célébrons tout doucement cette poésie si douce ; exprimons-la comme le suc d’une plante bienfaisante sur les blessures de l’humanité…

— … Puisqu’il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c’est-à-dire à nos bergeries…

… Je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d’accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aus-