Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/238

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venime et qu’il peut très bien arriver qu’on m’envoie isolément je ne sais où, je veux, pour que vous ne m’accusiez pas d’être une mauvaise tête, vous résumer ce que j’ai dit à l’un des commis de Sa Majesté…

« Quel que soit mon nom, vous devez l’ignorer. Pour vous je ne suis, je ne dois être ni Pierre, ni Paul, ni Marc ; je suis homme anonyme, banni. Quel qu’ait été mon crime en France, fussé-je mille fois convaincu de résistance à l’usurpation, vous ne devez pas faire acception de mes antécédents politiques. Il ne vous appartient de considérer ni mon passé public, ni l’avenir que les événements de la révolution me destinent. Pourvu que je ne me mêle pas de vos affaires, vous ne devez voir en moi que mes infortunes particulières et présentes et mes misères de proscrit. Je suis, dites-vous, l’un des hommes les plus compromis, soit. Mais alors à quoi bon le droit de refuge, si vous le refusez aux criminels politiques pour qui seuls l’humaine coutume l’a fondé ? Que servira le droit d’exil, si vous fermez impitoyablement les portes du lieu à qui seul a besoin qu’elles s’ouvrent devant lui ? Vous craignez l’annexion à la France esclave de votre territoire encore libre ? Vous voulez garder l’indépendance de votre pays, vos lois, vos institutions, vos mœurs ? C’est bien ; mais est-ce donc de l’indépendance que d’obéir ainsi à l’étranger et d’aller peut-être au devant de ses désirs ? Qu’est-ce que la séparation officielle et apparente de deux terres, si vous subissez les ordres de la police de Paris, si vous marchez ainsi, de gaieté de cœur, vers un asservissement moral volontaire, plus honteux cent fois qu’un asservissement par l’invasion et la violence ? Ce n’est point par des complaisances pusillanimes que vous sauverez votre personnalité. Le danger est dans vos condescendances sans exemple et dans vos faiblesses sans nom. C’est à faire ainsi les volontés du fort que vous perdrez votre nationalité et votre honneur. Vous tomberez ainsi sans éclat et sans grandeur. Obéir à des notes venues de France, c’est renoncer à vous-mêmes. On abdique, sachez-le bien, on abdique sans dignité et sans profit, quand on exécute lâchement et cruellement les ultimatum cruels et lâches d’une diplomatie de brigands. En ce qui me concerne, la Belgique serait-elle donc moins humaine envers moi que le gouvernement français ? Considérez-moi un peu, je vous prie. Voyez combien ma constitution est chétive et frêle. Mon tempérament est miné parles maladies, épuisé par la vie de révolution, par les plus patriotiques chagrins. Affaibli par le séjour des prisons, empoisonné par le regret de la patrie absente, ma santé a besoin de soins habiles et constants.

« Il me faut, tout atroce qu’on m’ait fait, le commerce des hommes, leur bienveillance, leurs sympathies, l’assistance morale de leur commisération. Il me faut, tout barbare qu’on me dise, la communication des idées, l’échange des sentiments, la compagnie des livres, l’étude, l’air enfin de la civilisation. Tout tigre que je suis, je ne veux pas aller vivre