Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/239

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avec vos loups des Ardennes et vos marcassins de Saint-Hubert. Qu’adviendra-t-il de moi, si vous m’envoyez à l’extrémité de vos terres, dans vos forêts, sur les bords abandonnés de la Meuse belge ? Si vous ajoutez la mélancolie de l’isolement aux amertumes de l’exil, à la nostalgie qui me gagne ? Voyez, je suis souffrant, valétudinaire ; j’ai quitté, pour me rendre à vos ordres, mon lit de fiévreux. Votre climat humide et froid aggrave le triste état de ma poitrine. Que sera-ce donc si vous m’envoyez respirer le mauvais air des étangs et les émanations mortelles des marais de Saint-Hubert ? Votre hospitalité me sera-t-elle donc aussi fatale que l’eût été ma déportation sous le soleil de l’Équateur ? Il eût mieux valu pour moi peut-être d’aller à Cayenne que de venir chez vous. »

Voilà, madame, le résumé fidèle de ma supplique verbale. Je vous demande pardon de vous avoir fatiguée de ce parlage ; mais je veux vous mettre au courant du conflit, afin que vous m’aidiez et, s’il est possible, à me tirer du mauvais parti qu’on veut me faire ici. Je ne veux pas aller en Angleterre, mes ressources ne me suffiraient pas dans ce pays. Je veux rester en Belgique et à Bruxelles. Il me faut de bonnes raisons pour fermer la bouche au gouvernement d’ici. La meilleure serait de pouvoir leur dire, si j’en avais la certitude, que l’autorité française ne demande point mon internement ; que c’est là une persécution toute bénévole et toute gratuite de l’autorité belge. Or, je ne puis pas croire que le gouvernement français s’occupe de moi et qu’il pèse sur la Belgique pour qu’elle me traite avec rigueur. Je crois plutôt à la spontanéité tracassière de la police brabançonne. N’y aurait-il pas moyen de vérifier cette conjecture et de m’édifier sur ce point ? Si, sans vous déranger, il vous était facile, par vos relations, d’être informée là-dessus, je serais bien heureux de pouvoir dire au gouvernement belge : c’est d’office que vous me tourmentez. C’est très sérieusement que je ne veux pas aller à Saint-Hubert. L’assignation de ce lieu de séjour est une plaisanterie de fort mauvais goût ; c’est une avanie à laquelle je ne veux pas me soumettre ; c’est une méchanceté sans esprit que je ne veux pas subir. Nous sommes ici quelques-uns que l’on veut rendre ridicules ; je ne me résignerai jamais à être bafoué. Vous savez la légende du grand saint Hubert, l’histoire des bagues qui préservent de la morsure des chiens enragés et de ces anneaux qui guérissent de la rage. Eh bien, on dit ici, avec une bêtise méchante que le gouvernement envoie à Saint-Hubert les chiens enragés de l’émigration française, que le grand saint nous guérira de nos accès de rage, et que, quand nous reviendrons de là-bas, nous ne scandaliserons plus les honnêtes gens par nos convulsions d’hydrophobie. Tenez, à ce moment, je ris de cette bêtise vraiment belge ; mais je ne veux pas être le jouet des mauvais plaisants qui gouvernent ce pays-ci. Et