Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/25

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plaindre, tandis que des millions d’hommes accomplissent des travaux rebutants et antipathiques pour une rétribution insuffisante à leurs premiers besoins. Je regarde même ce que je fais, au point de vue de l’argent, comme un devoir que je continue à remplir pour soulager des gens plus pauvres que moi, puisque jusqu’à ce jour, je leur ai tout donné, sans penser à ma propre famille ; et, pour cela, je suis blâmée par les esprits positifs. Je vais donc réparer mes fautes, qui n’étaient pourtant pas grandes, à mon sens, puisque j’avais réussi à donner cent cinquante mille francs à ma fille. Et il me semblait qu’avec cela on pouvait vivre[1].

Tout cela n’est rien, mon pauvre ami ; c’est pour vous dire seulement que je ne bougerai pas de ma campagne que je n’aie accompli ma tâche et satisfait à toutes les exigences justes ou injustes.

Je me porte bien maintenant, et, si je suis triste, du moins je suis calme. J’ai appris à être gaie à la surface ; ce qui, en France, est comme une question de savoir-vivre. Quelle étrange époque que celle où tout est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et où c’est être blessant et cruel de s’en apercevoir[2] !

Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la vibration en est restée dans mon cœur bien pure et bien consolante[3]. Vous, vous n’avez pas besoin qu’on vous recommande le courage et la patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d’être aimé, parce que c’est un besoin des âmes complètes, et comme un instinct de justice religieuse qui leur fait demander aux autres l’échange de ce qu’elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portée autant par la sympathie que par le devoir à vous aimer comme un frère.

À vous,

G. S…

George Sand traduisit la Lettre de Mazzini au Pape, et au commencement de janvier, l’ayant munie de commentaires et de

    toute sa vie, d’analyser le passé. C’est ainsi que naquit l’idée de l’Histoire de ma vie.

  1. Il est encore une fois évident que ces lignes sont écrites en 1847, lorsque la dot de Solange et ses prétentions ridicules à « ne pouvoir vivre » avec 150 000 francs furent un fait de fraîche date, ce qui serait tout antre chose en 1850, lorsqu’il ne restait de cette dot presque rien déjà et que Solange elle-même était sur le point de se séparer de son mari.
  2. C’est encore là une remarque qui se rapporte à l’époque d’ébullition générale précédant la catastrophe de 1848.
  3. Encore une allusion à son état d’âme déprimé, à ce grand découragement qui l’envahit en 1847, à la suite de sa rupture récente avec Chopin et Solange.