Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/532

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intention ; que l’auteur s’est, pour ainsi dire, absenté de son travail afin de laisser passer l’histoire, et l’histoire prouve du reste que les plus saintes causes sont souvent perdues, quand le délire de la vengeance s’empare des hommes.

Si jamais l’horreur de la cruauté, de quelque part qu’elle vienne, a endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de Cadio est sorti navré de cette âme navrée, et que pour conserver sa foi, l’auteur a dû lutter contre le terrible spectre du passé. E est impossible d’étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de lutte et d’aspirer à la paix à tout prix. Mais la paix à tout prix est un leurre et celle qu’on achète par des lâchetés n’est qu’un écrasement féroce qui ne donne même pas le misérable bénéfice de la mort lente. Ce n’est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que Ion pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l’horrible besoin de s’égorger les uns les autres. Laissez donc la discussion s’établir sérieuse pour qu’elle devienne impartiale. Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.

…Et puis, eu somme, prenez garde à des poursuites contre l’histoire, car en voulant empêcher qu’elle se fasse, vous la feriez vous-mêmes avec une publicité, un éclat et un retentissement que nous n’avons pas à notre disposition. Nul ne peut nourrir l’espérance de supprimer le passé ; Dieu même ne pourrait le reprendre. À quoi ont servi les poursuites acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui êtes aujourd’hui au pouvoir ? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes et d’amener à vous le libéralisme de cette époque.

Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire des amis. Laissez l’histoire se faire aussi d’elle-même par la discussion et par l’enseignement, par la polémique ou par la littérature ; là seulement elle éclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l’obligez pas à sortir armée de chaque bouche avec la terrible preuve à l’appui, njy en aurait trop, et vous seriez effrayés vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l’avenir. L’histoire se ferait trop vite et nous sommes les premiers à souhaiter qu’elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la conscience humaine[1].

En 1866, alors que Mme Sand travaillait à Cadio avec ardeur, elle quitta Palaiseau pour aller à Nohant fêter Noël. Mais de

  1. Lors de l’impression de cette lettre dans la Liberté ces deux derniers mots se lisaient : connaissance humaine.