Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/587

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mais dans cette tombe même. Dans la mort, dans la destruction, elle constate le travail naturel, la reconstruction, la création incessante, le mouvement éternel, donc la vie, éternelle aussi, de tous les éléments de son propre corps, son entière fusion, dans la vie comme dans la mort, avec tout l’univers. Et ces mêmes pattes d’un insecte si soigneusement créées par la nature, si parfaites dans leur destination (ce ne sont pas les pattes d’une puce, mais d’une sauterelle dont parle Mme Sand), la portent non pas à des pensées désespérées, mais à une contemplation joyeuse, pleine de douce lumière, la font se sentir une part indivisible de la vie universelle.

Les moments où, saisi et emporté hors de moi par la puissance des choses extérieures, je puis m’abstraire de la vie de mon espèce, sont absolument fortuits, et il n’est pas toujours en mon pouvoir de faire passer mon âme dans les êtres qui ne sont pas moi. Quand ce phénomène naïf se produit de lui-même, je ne saurais dire si quelque circonstance particulière, psychologique ou physiologique m’y a préparé. Cela arrive certainement à tout le monde, mais je voudrais rencontrer quelqu’un qui pût me dire : « Cela m’arrive aussi de la même manière. Il y a des heures où je m’échappe de moi, où je vis dans une plante, où je me sens herbe, oiseau, cime d’arbre, nuage, eau coulante, horizon, couleur, forme et sensations changeantes, mobiles, indéfinies ; des heures où je cours, où je vole, où je nage, où je bois la rosée, où je m’épanouis au soleil, où je dors sous les feuilles, où je plane avec les alouettes, où je rampe avec les lézards, où je brille dans les étoiles et les vers luisants, où je vis enfin dans tout ce qui est le milieu d’un développement qui est comme la dilatation de mon être. » Je n’ai pas rencontré cet interlocuteur, ou je l’ai rencontré sans le connaître… J’aurais voulu le rencontrer partout à la condition qu’il fût plus savant que moi et qu’il pût me dire si ces phénomènes sont le résultat d’un état du corps ou de l’âme, si c’est l’instinct de la vie universelle qui reprend physiquement ses droits sur l’individu, ou si c’est une plus haute parenté, une parenté intellectuelle avec l’âme de l’univers qui se révèle à l’individu délivré à certaines heures des liens de la parenté. M’est avis qu’il y a de l’un et de l’autre…[1].

…Nous ne sommes pas des êtres abstraits et même rien n’est abstrait en nous. Notre existence s’alimente de tout ce qui compose notre milieu, air, chaleur, humidité, lumière, électricité, vitalité des autres

  1. C’est nous qui soulignons. — W. K.