Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/588

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êtres, influences de toutes sortes[1]. Ces influences ont été nécessaires à l’éclosion de notre vie, elles sont encore nous pendant sa durée. Nous sommes terre et ciel, nuage et poussière, ni anges, ni bêtes, mais un produit de la bête et de l’auge avec quelque chose de plus intense dans la pensée de l’un et dans l’instinct de l’autre ; nous ne sommes pas des êtres ravis dans l’idéal au point d’y perdre la volonté et la liberté. Nous ne sommes pas non plus des êtres absorbés uniquement par le soin de la conservation de l’espèce et soumis à des procédés invariables… Nous étudions l’ange, c’est-à-dire la partie sereine et divine de l’âme universelle ; nous observons la bête, y compris la plante, qui est un être sans locomotion apparente ; et à la suite d’une vive attention donnée à cet examen, nous arrivons à sentir matériellement et intellectuellement, l’action que nos générateurs multiples, êtres ou corps, exercent encore sur nous.

Je ne rêve donc pas quand, devant le spectacle d’un grand édifice de roches, je sens que ces puissants ossements de la terre sont miens et que le calme de mon esprit participe de leur apparente mort et de leur dramatique immobilité. La lune ronge les pierres, au dire du paysan ; je dirai volontiers qu’elles boivent la lumière froide de la lune et se désagrègent sourdement la nuit après avoir subi l’action dévorante du soleil. Je songe au travail occulte qui s’opère dans leurs molécules et je me sens porté à leur attribuer le genre de bien-être qui se fait en moi plus rapide, sous l’empire de circonstances analogues. Et moi aussi je suis une pierre que le temps désagrège, et la tranquillité de ces blocs, dont toute l’affaire est de subir l’action des jours et des nuits, me gagne, me pénètre, me calme et endort ma vitalité. À quoi bon vouloir tant de choses inutiles à la tâche quotidienne ? L’éternelle destruction, qui préside à la reconstruction sous un autre mode, est plus active, puisqu’elle est incessante, que ne le sera jamais ma volonté qui procède par bonds. Mourir, ce n’est pas devenir mort, puisque c’est servir à faire autre chose. Mourir, c’est changer d’action, et si l’action continue dans la pierre, dans l’ossement qui paraît ce qu’il y a de plus insensible et de plus mort sur la terre, pourquoi me tourmenterai-je du changement inévitable de ma patience sentie en une patience inerte ? Ce sera bien plus facile, et, à supposer que je n’aie point d’âme, c’est-à-dire qu’une vitalité capable de me reconstruire à l’état humain ne me survive pas, je suis sûr de laisser ma pierre sous le sable, c’est-à-dire un ossement tranquille qui deviendra un élément quelconque de vitalité. Les influences naturelles s’en chargeront. Si la pierre qui a contribué à mon ossature en me fournissant la partie calcaire qui est

  1. Cf. avec ce que George Sand disait dans sou étude Ce que dit le ruisseau. (Voir plus haut, p. 442-446.)