Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/603

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à tout jamais dans la mémoire du lecteur comme des paysages de Ruysdael ou de Millet et en même temps elles sont harmonieuses comme une musique. C’est ainsi que dans la Filleule on peut constater simultanément le mauvais goût assez habituel au théâtre de Nohant — c’est le galimatias romanesque, qui en forme la fable, et le talent — par la manière très personnelle qu’avait George Sand de voir la nature. Cette manière apparaît surtout dans l’épisode psychologique cité plus haut et dans une page lyrique d’un caractère tout autobiographique (quoiqu’elle soit écrite comme une page de Journal de Stéphen, héros du roman). Nous trouvons indispensable de citer ce morceau intégralement :

…Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel pâle, dans une atmosphère appropriée à mon organisation physique et morale…

Il fait depuis avant-hier une chaleur exceptionnelle dans la saison de notre climat. On se croirait aux premiers jours d’août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je me suis senti un besoin d’enfant de courir seul dans la campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois.

…J’ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l’ai suivie en herborisant. D n’y a pas ici un pauvre brin d’herbe que je ne regarde avec plaisir, comme un vieux ami. Au lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui serait un souvenir de ma vie intime.

Au bout d’une heure de marche, je suis revenu sur mes pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briolé dont j’ai été bien assez séparé par des horizons sans nombre. J’étais content de me voir assez près pour me dire que si je voulais, d’un trait de course, en quelques minutes, je serais là. Mais j’avais la rivière à traverser et plus d’une heure de marche sans passerelle. Pour n’avoir pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mes rêves, j’ai fait un paquet de mes habits et j’ai traversé à la nage le ruisseau, calme et profond à cet endroit là. L’eau était encore si agréable, que j’y suis resté dix minutes, après quoi, à demi rhabillé sur l’autre rive, étendu sur le sable tiède que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j’ai goûté un indescriptible bien-être, et j’ai dépensé là, complètement inerte, complètement heureux, les douces heures qui me restaient.

Ô douceur infinie de l’air natal ! placidité des eaux paresseuses, complaisant silence du vent dans les arbres, débonnaire majesté des bœufs couchés sur l’herbe courte et brûlée des prairies, jeux naïfs des cane-