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POUR NE PAS ÊTRE TREIZE.

— Mais je vole donc la mienne !

Oh ! maintenant, on ne fera plus rien pour moi qu’on ne me doive, je rendrai service pour service ; en mangeant, je ne serai l’obligé de personne ; en dormant, je ne devrai de reconnaissance à personne : je serai libre !

Ah ! Félix, tu ne comprends pas ce mot, tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir passé toute sa vie chez un bienfaiteur ; un bienfaiteur ! je t’aurais bien vite dit ce qu’il vous donne ; mais s’il fallait te dire tout ce qu’on lui donne !

Ce repos dans ce lit qui est un bienfait, il faut le prendre, non quand j’ai envie de dormir, mais quand mon oncle a sommeil.

Mes goûts, il faut les cacher ; mes pensées, il faut les renfermer : mes opinions, il faut les soumettre. Ah ! si tu savais tout ce qu’on fait de lâchetés pour un dîner, qu’on ne ferait pas pour des millions, quand on dîne si bien pour six sous.

Oh ! pourquoi mes parents ne m’ont-ils pas dit en me laissant si jeune et si seul dans la vie : « Voilà une pioche, travaille à la terre ! » au lieu de me donner à cultiver l’héritage de mon oncle Éloi !