Page:Kipling - Au hasard de la vie, trad. Varlet, 1928.djvu/217

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sent pas d’os, et Dinah Shadd gardera l’amour de son mari jusqu’à ce que mes os à moi soient devenus du blé vert. Judy, ma chérie, je ne me rappelle plus ce que je suis venue faire ici. Pouvez-vous me prêter du thé plein le fond d’une tasse, madame Shadd ?

« Mais Judy l’entraîna en pleurant comme si son cœur allait se briser. Et Dinah Shadd et moi, en dix minutes nous avions oublié tout cela.

Alors pourquoi vous le rappelez-vous maintenant ? lui dis-je.

— Y a-t-il chance que je l’oublie ? Chaque parole que cette vieille a prononcée s’est vérifiée dans ma vie par la suite ; et j’aurais pu tout empêcher… tout, sauf quand le petit est né. Cela se passa en ligne de marche trois mois après que le régiment eut attrapé le choléra. Nous étions alors entre Amballa et Kalka, et j’étais de garde. Quand j’en sortis, les femmes me montrèrent l’enfant, et sous mes yeux mêmes il se tourna sur le côté et il mourut. Nous l’enterrâmes au bord de la route, mais le père Victor était à un jour de marche en arrière avec le gros bagage, et ce fut le capitaine de la compagnie qui récita les prières. Et depuis lors j’ai été un homme sans enfant, et tout le reste que la vieille maman Sheehy nous avait prédit à moi et à Dinah Shadd. Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur ?

J’en pensais beaucoup, mais il me parut préférable de tendre simplement la main à Mulvaney. Cette démonstration faillit me coûter l’usage de trois doigts. Mulvaney a beau connaître ses faiblesses, il ignore sa force.