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son frit, de graisse brûlée, de peinture, de poivre et de tabac éventé ; et le tout repris par certaine odeur ambiante de bateau et d’eau salée. Harvey s’aperçut avec dégoût qu’il n’y avait pas de draps sur ce qui lui servait de lit. Il était étendu sur un morceau de toile à matelas sombre plein de nœuds et de protubérances. En outre, le mouvement du bateau n’était pas non plus celui d’un steamer. Il ne glissait ni ne roulait, mais se démenait plutôt sottement et sans motif, comme un poulain au bout d’un licou. Des bruits d’eau couraient tout contre son oreille, et les poutres craquaient et se plaignaient autour de lui. Tout cela le fit gémir désespérément et penser à sa mère.

« Ça va mieux ? dit le garçon en grimaçant un sourire. Un peu de café, hein ? »

Il en apporta plein une tasse de fer-blanc, qu’il sucra avec de la mélasse.

« Il n’y a pas de lait ? demanda Harvey, en faisant du regard le tour de la double et sombre rangée de couchettes comme s’il espérait trouver là une vache.

— Ah bien, non ! dit le garçon. Et il n’y en aura vraisemblablement pas jusqu’aux environs de la mi-septembre. C’est pas du mauvais café. C’est moi qui l’ai fait. »

Harvey but en silence, et l’autre lui tendit une assiette pleine de morceaux croquants de porc frit qu’il dévora avidement.

« J’ai fait sécher vos effets. Je pense qu’ils ont rétréci un brin. Ils ne sont guère à notre mode — aucun d’eux. Retournez-vous pour voir si vous n’avez pas de mal. »

Harvey s’étira dans toutes les directions, sans pouvoir se rendre compte d’aucun dommage.

« Y a du bon, dit le garçon d’un ton cordial. Mettez-vous d’aplomb et allez sur le pont. Papa veut vous voir. Je suis son fils — Dan, comme on m’appelle — et je suis l’aide de cuisine et fais tout ce qui à bord semble trop sale pour les hommes. Il n’y a pas d’autre mousse que moi, ici, depuis que Otto a passé par-dessus bord — ce n’était qu’un Suédois et encore il avait vingt ans. Comment avez-vous fait pour tomber par le calme plat ?

— Ce n’était pas du calme, dit Harvey d’un ton maussade. C’était de la tempête, et j’avais le mal de mer. Je pense que j’ai dû rouler par-dessus la lisse.

— Y a eu un peu de houle comme d’ordinaire hier, et pendant la nuit, dit le garçon. Mais si c’est ça l’idée que vous vous faites d’une tempête… (il siffla), vous en verrez d’autres avant d’avoir fini. Vite ! Papa attend. »

Comme beaucoup d’autres infortunés jeunes gens, Harvey n’avait en toute sa vie jamais reçu d’ordre direct — jamais, au moins, sans de longues et parfois larmoyantes explications sur les avantages de l’obéissance et les motifs de la requête. Mrs. Cheyne vivait dans la crainte de lui briser l’âme, ce qui était peut-être la raison pour laquelle elle-même côtoyait les bords de la prostration nerveuse. Il ne pouvait comprendre qu’il eût à se presser pour le bon plaisir de qui que ce fût, et le déclara.

« Votre papa peut bien descendre ici, s’il est si pressé de me parler. Je veux qu’il me ramène tout droit à New-York. On le paiera. »

Dan ouvrit de grands yeux, car par sa taille et sa beauté la plaisanterie produisait sur lui l’effet d’un nouveau jour levant.

« Dites donc, papa, cria-t-il par l’écoutille du gaillard d’avant, il dit que vous pouvez bien vous amener en bas pour le voir si vous êtes pressé de le faire ! Vous entendez, papa ? »

La réponse arriva sur un ton de voix si profond que Harvey n’en avait jamais entendu de semblable sortir d’une poitrine humaine.

« Assez plaisanté, Dan ; envoie-le-moi. »

Dan se mit à rire sous cape, et jeta à Harvey ses souliers de bicyclette tout déjetés. Il y avait dans l’accent de la voix venue du pont quelque chose qui fit au jeune garçon dissimuler sa rage pour se consoler à la pensée de dévoiler graduellement l’histoire de son opulence et de celle de son père pendant le voyage de retour. Ce sauvetage ferait certainement de lui un héros à jamais parmi ses amis. Il se hissa sur le pont par une échelle perpendiculaire et gagna, en trébuchant sur une douzaine d’obstacles, l’arrière où un petit homme de taille ramassée, complètement rasé, à sourcils gris, était assis sur une marche qui donnait accès au gaillard d’arrière. La houle était tombée pendant la nuit, laissant une longue mer d’huile que tachetaient autour de l’horizon les voiles d’une douzaine de bateaux de pêche. Entre eux de petites éclaboussures noires montraient la place des doris en train de pêcher. La goélette, une voile de cape triangulaire au grand mât, jouait avec aisance sur son ancre et, sauf l’homme près du toit de la cabine, — « le rouf », comme on l’appelle, — elle était déserte.

« Bonjour — bonsoir, devrais-je dire. Vous avez fait presque le tour du cadran, jeune homme. »

Ce fut le salut.

« Bonjour », dit Harvey.

Il n’aimait pas s’entendre appeler « jeune homme » ; et, comme quelqu’un sauvé de l’eau, il s’attendait à de la sympathie. Sa mère souffrait toutes les agonies chaque fois qu’il avait seulement les pieds humides, mais ce marin ne semblait guère ému.

« Voyons maintenant votre histoire. Il faut convenir que c’est providentiel pour