Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/11

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proche. Il se sentait très malheureux ; mais il vit le steward du pont en train d’amarrer des chaises ensemble, et, comme il s’était vanté devant cet homme de n’avoir jamais le mal de mer, son orgueil le fit aller tout au bout du pont, passé le salon des secondes, à l’arrière, lequel se terminait en dos de tortue. Le pont était désert, et il se traîna tout à l’extrémité, près du mât de pavillon. Là, il se plia en deux dans tout l’abandon de l’agonie, car le Wheelingstogie se joignait à la houle et à la vibration de l’hélice pour lui arracher l’âme. Il lui sembla que sa tête enflait ; des étincelles lui dansèrent devant les yeux ; son corps lui parut diminuer de poids, pendant que ses talons flottaient au gré du vent. Il perdit connaissance sous l’effet du mal de mer, et un coup de roulis le souleva par-dessus la lisse jusque sur le rebord uni du dos de tortue. Alors une grosse vague mélancolique et grise sortit du brouillard en se balançant, prit pour ainsi dire Harvey sous le bras, et l’entraîna au loin dans la direction du vent. La grande verte se referma sur lui, et il s’en alla tranquillement dormir…

Il fut réveillé par le bruit d’une de ces cornes avec lesquelles on annonce le dîner, comme on avait coutume d’en faire retentir dans une école d’été où il avait jadis pris des leçons dans les Adirondacks. Peu à peu, il se rappela qu’il était Harvey Cheyne, mort noyé en plein Océan, mais il se sentait trop faible pour lier deux idées. Ses narines s’emplissaient d’une odeur nouvelle ; une sorte d’humidité visqueuse lui faisait courir des frissons du haut en bas du dos, et il était trempé d’eau salée à ne savoir où se mettre. Quand il ouvrit les yeux, il s’aperçut qu’il était encore à la surface de la mer, car elle courait autour de lui en montagnes d’argent, qu’il gisait étendu sur un monceau de poissons à moitié morts, et que son regard se trouvait arrêté sur un large dos humain revêtu d’un jersey bleu.

« Rien de bon, pensa le gamin. Je suis mort, pour sûr, et voici une âme en peine. »

Il gémit, et le personnage tourna la tête, montrant une paire de petits anneaux d’or perdus dans des boucles de cheveux noirs.

« Ah ! ah ! Ça commence à aller mieux maintenant ? dit-il. Restez couché comme ça tranquille, nous filons plus vite ainsi. »

D’une brusque secousse des avirons, il présenta l’avant du bateau vacillant à une mer sans écume, qui ne soulevait ses vingt bons pieds d’eau que pour les faire glisser de l’autre côté en un limpide abîme. Mais l’ascension de cette montagne n’interrompit pas la conversation du jersey bleu.

« D’la bonne ouvrage, dites donc, que de vous avoir attrapé. Oui-da ? De la meilleure encore, dites donc, que votre bateau ne m’ait pas attrapé. Comment êtes-vous tombé ?

— J’étais malade, dit Harvey, malade, et n’ai pu l’empêcher.


« VOUS DÉRIVEZ VERS MOI, ET JE FAIS DE VOUS UN HEUREUX COUP DE FILET. »

— Juste au moment où je souffle dans ma corne et où votre bateau embarde un peu, je vous vois glisser dans l’Océan. Oui-da ? Je vous crois haché menu comme boëtte par l’hélice, mais vous dérivez, dérivez vers moi, et je fais de vous un beau coup de filet ; ainsi, vous ne mourrez pas pour cette fois.

— Où suis-je ? dit Harvey, qui ne pouvait s’imaginer qu’il fût précisément bien en vie où il était.

— Vous êtes avec moi dans le doris — c’est Manuel qu’on m’appelle, et je viens de la goélette Sommes Ici de Gloucester. Je demeure à Gloucester. Nous atteignons tout à l’heure la soupe. Oui-da ? »

Il semblait avoir deux paires de mains et une tête de bronze ; car, non content de souffler dans une grosse conque, il lui fallait nécessairement se tenir debout, en s’inclinant suivant l’inclinaison du doris à fond plat, et envoyer son appel grinçant et guttural à travers le brouillard. Combien de temps cette conversation dura-t-elle, Harvey ne put s’en souvenir, car il gisait étendu sur le dos, terrifié à l’aspect des houles fumantes. Il s’imagina entendre un coup de canon, l’appel d’une corne et des cris. Quelque chose de plus gros que le doris, mais tout aussi mobile, se dessina bord à bord. Plusieurs voix parlèrent à la fois ; il fut descendu dans un trou noir qui tanguait, où des hommes en « cirés » lui donnèrent un breuvage chaud et lui enlevèrent ses habits, et il s’endormit.

Quand il s’éveilla, il écouta s’il n’entendait pas le premier coup de cloche du déjeuner sur le steamer, s’étonnant que sa cabine fût devenue si petite. Comme il se retournait, son regard plongea dans une sorte d’étroit caveau triangulaire, éclairé d’une lampe accrochée contre une énorme poutre carrée. Une table à trois coins courait, à portée de la main, de l’angle que formaient les parois de la proue au mât de misaine. À l’extrême bout, derrière un poêle de Plymouth bien usagé, était assis un garçon d’à peu près son âge, dans le visage plat et rouge duquel clignotaient deux yeux gris. Il était vêtu d’un jersey bleu et de hautes bottes de caoutchouc. Plusieurs paires de godillots de même sorte, une vieille casquette, quelques chaussettes de laine hors d’usage gisaient sur le plancher, et des cirés noirs et jaunes se balançaient de droite et de gauche le long des couchettes. L’endroit était aussi bondé d’odeurs qu’une balle l’est de coton. Les cirés avaient un bouquet à eux particulièrement épais, qui faisait comme un fonds aux relents de pois-