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Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/52

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CAPITAINES COURAGEUX

un ton traînant : À-dieu-va ! Vous nous avez coulés !

« Est-ce nous ? » dit-il à bout de souffle.

« Non ! Un bateau là-bas plus loin. Sonne ! Nous allons voir », dit Dan, en mettant dehors un doris.

En une demi-minute, tous, sauf Harvey, Pen et le cuisinier, étaient hors du bord et déjà loin. Soudain le tronc d’un mât de misaine de goélette, cassé net par le travers, dériva passé l’avant. Puis un doris vide, peint en vert, s’en vint cogner à la coque du Sommes Ici, comme pour demander qu’on le prît à bord. Suivit après cela quelque chose, face à l’envers, en jersey bleu, mais ce n’était pas la totalité d’un homme. Pen changea de couleur et retint sa respiration avec un tic tac de la gorge. Harvey frappa désespérément sur la cloche, car il craignait qu’on ne les coulât à toute minute, et il sauta à portée de voix de Dan dès que l’équipage revint.

« La Jennie Cushman, dit Dan avec un rire nerveux, coupée net en deux, broyée et éparpillée ! À pas un quart de mille. Papa a pu avoir le vieux. Il n’y a plus personne autre, et il y avait aussi son fils. Oh ! Harvey, Harvey, c’est une chose que je ne peux supporter ! J’ai vu… »

Il laissa tomber sa tête sur ses bras et sanglota, tandis que les autres traînaient à bord un homme à tête grise.

« Pourquoi faire que vous m’avez repêché ? grogna l’étranger. Disko, pourquoi faire que tu m’as repêché ? »

Disko appesantit une lourde main sur son épaule, car l’homme avait les yeux hagards, et ses lèvres tremblaient tandis qu’il fixait l’équipage silencieux. Alors tout haut parla Pensylvannie Pratt, qui était aussi bien Haskins ou Rich ou Mac Vitty, quand l’oncle Salters oubliait ; ses traits se métamorphosèrent, et de ceux d’un niais devinrent ceux d’un homme chargé d’ans et de sagesse, puis il prononça d’une voix forte :

« Le Seigneur a donné, et le Seigneur a repris ; loué soit le nom du Seigneur ! Je fus — je suis ministre de l’Évangile. Laissez-le-moi.

— Oh ! vraiment, l’êtes-vous ? dit l’homme. Alors priez pour que mon fils me soit rendu ! Priez pour que me soient rendus un bateau de neuf mille dollars et mille quintaux de poisson. Si vous m’aviez laissé, ma veuve serait allée à la Prévoyance et aurait travaillé pour gagner sa vie, et elle n’eût jamais su — jamais su. Maintenant il me faudra lui raconter.

— Il n’y a rien à dire, fit Disko. Le mieux est de te coucher un brin, Jason Olley. »

Quand un homme a perdu son fils unique, le travail d’un été, et ses moyens d’existence en trente secondes montre en main, il est difficile de lui fournir des consolations.

« Tous de Gloucester, n’est-ce pas ? demanda Tom Platt, en jouant désespérément avec un taquet de doris.

— Oh, après tout, qu’est-ce que cela fait ? dit Jason, en tordant sa barbe trempée. Je promènerai les baigneurs cet automne aux environs d’East Gloucester. »

Il gagna lourdement le bordage, en chantant :


Happy birds that sing and fly
Round thine altars, O Most High[1] !

« Viens avec moi. Viens en bas ! » dit Pen, comme s’il avait droit à donner des ordres.

Leurs yeux se rencontrèrent et se livrèrent une lutte de quelques secondes.

« Je ne sais pas qui vous êtes, mais je viens, fit Jason avec soumission. Peut-être bien que cela me fera rentrer en possession des — de quelques-uns des neuf mille dollars. »

Pen le conduisit dans la cabine dont il glissa la porte derrière lui.

« Ce n’est pas Pen, s’écria l’oncle Salters. C’est Jacob Boller, et il se rappelle Johnstown ! Je n’ai jamais vu de tels yeux dans la tête d’un vivant. Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »

On put entendre la voix de Pen et celle de Jason s’élever ensemble. Puis Pen continua seul ; et Salters ôta son chapeau, car Pen était en train de prier.

Tout à coup le petit homme parut au haut des marches, le visage inondé de gouttes de sueur, et regarda l’équipage. Dan sanglotait toujours contre la roue.

« Il ne nous reconnaît pas, grommela Salters. C’est tout à refaire encore, le trictrac et le reste — et que va-t-il me dire ? »

Pen parla. Ils purent voir qu’il s’adressait comme à des étrangers.

« J’ai prié, dit-il. Notre monde a foi dans la prière. J’ai prié pour la vie du fils de cet homme. Les miens ont été noyés sous mes yeux, elle et mon fils aîné, et — les autres. Un homme ira-t-il montrer plus de sagesse que son Créateur ? Je n’ai jamais prié pour qu’ils recouvrent la vie, et voilà que j’ai prié pour le fils de cet homme, et que ce fils lui sera certainement rendu. »

Salters jeta sur Pen un regard d’imploration pour voir s’il se rappelait.

« Combien de temps ai-je été fou ? » demanda Pen soudain. Sa bouche se contractait.

« Bah ! Pen, tu n’as jamais été fou ! commença Salters. Seulement un peu comme qui dirait absent.

— J’ai vu les maisons heurter le pont avant que les incendies s’allument. Je ne me rappelle plus rien. Combien y a-t-il de temps de cela ?

  1. Heureux les oiseaux qui chantent et volent autour de tes autels, ô Très-Haut