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CAPITAINES COURAGEUX

lée, c’est bien assez bon pour les Troop. J’ai été presque partout — par la voie naturelle, s’entend.

— Je suis en mesure de lui offrir toute l’eau salée qui peut lui être nécessaire — jusqu’à ce qu’il devienne patron.

— Comment cela ? Je croyais que vous étiez plutôt un roi des chemins de fer. C’est ce que Harvey m’a dit quand — je me trompais dans mes jugements.

— Nous sommes tous sujets à nous tromper. Je pensais que peut-être vous saviez que je possède une ligne de chargeurs de thé — San Francisco à Yokohama. En tous, six — construits en fer, environ dix-sept cent quatre-vingts tonneaux chacun.

— Sacré gamin ! Il ne me l’a jamais dit. J’aurais prêté l’oreille à cela, au lieu de toutes ses machines à propos de chemins de fer et de voitures à poneys.

— Il ne le savait pas.

— C’est une si petite chose que cela a pu lui échapper de l’esprit, j’imagine.

— Non, je n’ai empoign — mis la main sur les chargeurs « Blue M. » — la vieille ligne Morgan et Mac Quade — que cet été. »

Disko s’affaissa où il était assis, à côté du poêle.

« Grand Tout-Puissant César ! Je soupçonne que me voilà joué d’un bout à l’autre. Comment, Phil Airheart, lui, est parti de cette ville-ci, il y a six ans — non, sept — et il est, à cette heure, second sur le San José, bateau qui ne reste que vingt-six jours en route. Sa sœur habite encore ici, et elle lit ses lettres à ma femme. Et vous, vous possédez les chargeurs « Blue M. » ? »

Cheyne fit un signe de tête affirmatif.

« Si je l’avais su, j’aurais ramené d’un coup de barre le Sommes Ici au port en plantant tout là, rien que sur ce mot.

— Peut-être que cela n’aurait pas été aussi bon pour Harvey.

— Si j’avais seulement su ! S’il m’avait seulement dit à propos de la maudite ligne, j’aurais compris. Je ne m’entêterai plus dans mes jugements — plus jamais. Ce sont des paquebots bien entendus. C’est Phil Airheart qui le dit.

— Je suis content de cette recommandation. Airheart est maintenant capitaine du San José. Ce que je voulais savoir, c’est si vous me prêteriez Dan pour une année ou deux ; nous verrions si nous ne pouvons pas en faire un second. Le confieriez-vous à Airheart ?

— C’est bien chanceux de se charger d’un garçon si novice…

— Je sais un homme qui a fait plus pour moi.

— Ça, c’est différent. Examinons l’affaire ici même. Je n’ai pas à recommander Dan d’une façon spéciale parce que c’est ma chair et mon sang. Je sais bien que les habitudes du Banc ne sont pas celles des chargeurs de thé, mais il n’a pas trop à apprendre. Il sait gouverner — aucun mousse ne fait mieux, si j’ose dire ; pour le reste, c’est dans le sang, et ça va ; mais je voudrais bien qu’il ne fût pas aussi sacrément faible sur la navigation.

— Airheart pourvoira à cela. Il fera un voyage ou deux comme mousse, et puis nous le mettrons à même de faire mieux. En supposant que vous le gardiez encore cet hiver, je l’enverrai chercher dès le commencement du printemps. Je sais que le Pacifique est bien loin d’ici…

— Bah ! Pour cela, nous autres Troop, tant vivants que morts, nous sommes aux quatre coins de la terre et des mers.

— Mais je tiens à vous faire comprendre — et j’insiste sur ce point — que toutes les fois que vous voudrez le voir, vous n’aurez qu’à me le dire, et je m’occuperai de son transport. Cela ne vous coûtera pas un cent.

— Si vous voulez bien faire un bout de chemin avec moi, nous irons jusqu’à la maison pour parler de ça à ma femme. Je me suis si stupidement trompé dans mes jugements que tout ça ne me paraît pas comme si c’était arrivé. »

Ils allèrent jusqu’à la maison de Disko, une maison de dix-huit cents dollars, blanche, bordée de bleu, avec un doris retraité tout plein de capucines dans la cour de devant, et un parloir aux volets clos qui était un musée de choses pillées outre-mer. Là était assise une forte femme, silencieuse et grave, avec les yeux ternis de ceux qui épient longtemps sur la mer le retour de leurs bien-aimés. Cheyne s’adressa directement à elle, et elle donna son consentement d’un air las.

« Nous en perdons un cent par an rien que de Gloucester, Mr. Cheyne, dit-elle, — Cent, aussi bien des mousses que des hommes ; et j’en suis arrivée à haïr la mer comme si c’était un être vivant et qui m’entende. Dieu ne l’a jamais faite pour que les humains aillent y mettre l’ancre. Vos paquebots, à vous, ils vont droit leur chemin, si je ne me trompe, et reviennent tout droit à la maison ?

— Aussi droit que les vents le leur permettent, et je donne une prime pour les traversées qui tiennent le record. Le thé ne se bonifie pas à rester en mer.

— Quand il était petit, il avait coutume de jouer à tenir boutique, et j’avais l’espoir qu’en grandissant l’idée le suivrait. Mais aussitôt qu’il put pagayer un doris, je vis bien que cela me serait refusé.

— Ce sont des navires gréés en carré, la mère ; construits en fer et bien conçus. Souviens-toi de ce que la sœur de Phil te lit quand elle reçoit ses lettres.

— Je n’ai jamais connu Phil comme un menteur, mais il est trop aventureux — comme presque tous ceux qui vont à la mer. Si Dan voit cela d’un bon œil, Mr. Cheyne, il peut s’en aller — je ne l’empêcherai pas.