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CAPITAINES COURAGEUX
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— Elle déteste l’océan, expliqua Disko, et je — je ne sais pas me tirer de la politesse, sans quoi, je vous remercierais mieux que ça.

— Mon père — mon propre frère aîné — deux neveux et le mari de ma sœur cadette, dit-elle en laissant tomber sa tête dans sa main. Est-ce que vous aimeriez quelqu’un qui les a tous pris ? »

Cheyne se sentit soulagé quand Dan, rentrant, accepta avec plus de plaisir encore qu’il ne pouvait l’exprimer. À vrai dire, l’offre était un acheminement droit et sûr vers tout ce que l’on peut désirer ; mais Dan pensait surtout aux quarts qu’il commanderait sur de larges ponts, et aux ports lointains qu’il visiterait.

Mrs. Cheyne avait pris à part l’incompréhensible Manuel pour lui parler du sauvetage de Harvey. Il semblait n’avoir aucun penchant pour l’argent. Pressé davantage, il déclara qu’il accepterait cinq dollars parce qu’il désirait acheter quelque chose pour sa belle.

« Autrement, pourquoi accepterais-je de l’argent quand je gagne si facilement mon manger et mon tabac ? Vous voulez m’en donner, que je le veuille ou non ? Oui-da ? Alors vous me donnerez de l’argent, mais pas de cette manière-là. Vous donnerez tout ce que vous voudrez. »

Il lui présenta un prêtre portugais tout barbouillé de tabac à priser, armé d’une liste de veuves semi-indigentes, aussi longue que sa soutane. En qualité de Socinienne stricte, Mrs. Cheyne ne pouvait guère sympathiser avec cette foi, mais elle finissait par respecter ce petit homme brun à la langue si bien pendue.

Manuel, en fidèle fils de l’Église, s’appropria toutes les bénédictions répandues sur elle pour sa charité.

« Cela me donne de la marge, dit-il. J’ai l’absolution pour six mois. »

Et il partit pour se mettre en quête d’un mouchoir destiné à la « belle » du moment et pour briser le cœur de toutes les autres.

Salters s’en alla dans l’Ouest pour quelque temps avec Pen, sans laisser d’adresse. Il était effrayé à l’idée que tous ces millionnaires-là, avec leurs cars ruineux, pussent prendre quelque intérêt exagéré à son compagnon. Il valait mieux aller rendre visite aux parents de l’intérieur jusqu’à ce que la côte fût débarrassée.

« Ne te laisse jamais adopter par des gens riches, Pen, dit-il lorsqu’ils furent en wagon, ou bien, tu vois ce tric-trac, je le prends et te le brise sur la tête. Si tu oublies encore ton nom — qui est Pratt — rappelle-toi que tu appartiens à Salters Troop, et assieds-toi sans plus de façons où tu es, jusqu’à ce que j’arrive te chercher. Ne t’en va pas ici ou là te mêler à ceux dont les yeux débordent de graisse, comme dit l’Écriture. »



CHAPITRE X

Mais il en fut autrement du silencieux cuisinier du Sommes Ici. Il s’en vint, ses hardes dans un mouchoir, et prit pension sur le Constance. Ce n’était pas les gages qu’il avait pour objet, et cela lui était bien égal de dormir n’importe où. Son affaire en ce monde, comme il en avait reçu en rêve la révélation, était de suivre Harvey pour le reste de ses jours. On essaya du raisonnement, et, pour finir, de la persuasion ; mais un nègre de Cap Breton en vaut deux comme ceux de l’Alabama, de sorte que le cuisinier et le suisse durent en référer à Cheyne. Le millionnaire se contenta de rire. Il présuma que Harvey pourrait un jour ou l’autre avoir besoin d’un domestique attaché à sa personne, et il ne doutait pas qu’un volontaire valût cinq mercenaires. Que l’homme, en conséquence, restât, même s’il s’appelait Mac Donald et jurait en gaëlique. Le wagon pouvait retourner à Boston d’où, si le nègre était toujours du même avis, on l’emmènerait dans l’Ouest.

Avec le Constance, qu’en son for intérieur il détestait, partirent les derniers attributs de sa souveraineté de millionnaire, et Cheyne put se livrer tout entier aux charmes d’une énergique oisiveté. Ce Gloucester était une nouvelle ville dans un pays nouveau, et il forma le projet de « s’en emparer », comme jadis il s’était emparé de toutes les villes depuis Snohomish jusqu’à San Diego de cette partie du monde d’où il tombait. On gagnait de l’argent le long de cette rue tortueuse qui était moitié débarcadère, moitié centre d’approvisionnement de navires : en professionnel de marque il voulut apprendre comment se jouait le noble beau jeu. On lui déclara que sur cinq rissoles de poissons servies au premier déjeuner du dimanche de la Nouvelle Angleterre, quatre venaient de Gloucester, et on l’accabla de chiffres à l’appui — statistiques de bateaux, équipement, droit d’attache, capital engagé, sel, emballage, comptoirs, assurances, gages, réparations, et profits. Il causa avec les propriétaires de ces grandes flottilles auprès desquels les « patrons » n’étaient guère plus que des hommes à gages, et dont les équipages étaient presque tous suédois et portugais. Puis il conféra avec Disko, un des rares