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CAPITAINES COURAGEUX

« Notre nouvel orgue, dit le fonctionnaire à Cheyne avec fierté. Il nous coûte quatre mille dollars, savez-vous. Il nous faudra revenir aux grosses patentes l’an prochain pour le payer. Je n’allais pas laisser les ministres prendre toute la religion pour eux dans leur conférence. Voici quelques-uns de nos orphelins qui se lèvent pour chanter. C’est ma femme qui leur a appris. Je compte vous revoir tout à l’heure, Mr. Cheyne, on me demande sur l’estrade. »

Hautes, claires, et franches, les voix des enfants couvrirent les derniers bruits de ceux qui s’installaient à leurs places.

« Ô vous tous, Ouvrages du Seigneur, bénissez le Seigneur : louez-Le, et exaltez-Le à jamais ! »

Les femmes d’un bout à l’autre du hall se penchèrent en avant pour regarder, tandis que les sons répercutés remplissaient l’air. Mrs. Cheyne en même temps que les autres personnes, commença à sentir sa respiration s’entrecouper ; jamais elle ne s’était imaginé qu’il y eût tant de veuves au monde ; et instinctivement chercha des yeux Harvey. Il avait retrouvé ceux du Sommes Ici au fond de l’auditoire, et se tenait debout, comme par droit, entre Dan et Disko. L’oncle Salters, revenu du détroit de Pamlico la nuit précédente avec Pen, lui fit un accueil méfiant.

— Est-ce que votre monde n’est pas encore parti ? grommela-t-il. Qu’est-ce que vous faites ici, jeune homme ?

« Ô vous, Mers et Fleuves, bénissez le Seigneur : louez-Le, exaltez-Le à jamais ! »

— Est-ce qu’il n’est pas dans son droit ? dit Dan. Il a été là-bas comme nous tous.

— Pas dans ces vêtements-là, grogna Salters.

— Veux-tu bien fermer ça, Salters, dit Disko. Voilà que tu as retrouvé ta bile. Reste où tu es, surtout, Harvey. »

Alors, se levant, l’orateur de circonstance, autre pilier de la municipalité, prit la parole : il souhaita au monde entier la bienvenue dans Gloucester, et fit remarquer incidemment en quoi Gloucester l’emportait sur tout le reste du monde entier. Puis il en vint aux richesses maritimes de la cité, et parla du prix qu’il fallait, hélas ! payer la récolte annuelle. On entendrait tout à l’heure les noms de leurs morts, perdus là-bas — au nombre de cent dix-sept. (Ici, les veuves relevèrent un peu l’œil et s’entreregardèrent.) Gloucester ne pouvait pas faire parade de manufactures ou de moulins puissants. Ses fils travaillaient pour tels gages que la mer voulait bien donner ; et ils savaient tous que ni les Georges ni le Banc n’étaient de paisibles pâturages. Le mieux pour ceux qui restaient à terre, était de venir en aide aux veuves et aux orphelins ; et après quelques considérations générales il prit cette occasion de remercier, au nom de la cité, les personnes qui, dans un si parfait sentiment du bien public, avaient consenti à apporter leur concours aux réjouissances de la fête.

Harvey, pressé dans la foule des pêcheurs, se sentit parcouru d’un tressaillement qui, se glissant, rampant, et accompagné de picotements, lui commença dans la nuque pour finir dans ses souliers. En outre il avait froid, quoique la journée fût étouffante.

« C’est ça l’actrice de Philadelphie ? demanda Disko Troop en fronçant les sourcils dans la direction de l’estrade. Tu l’as renseignée à propos du vieux Ireson, n’est-ce pas, Harvey ? Tu sais pourquoi maintenant. »

Ce ne fut pas « Ireson’s Ride » que l’artiste débita, mais une espèce de poème où il était question d’un port de pêche appelé Brixham et d’une flottille de trawlers en train de tirer des bordées la nuit contre la tempête, tandis que les femmes, pour les guider, allumaient du feu au bout du quai avec tout ce qui leur tombait sous la main.


            « They took the grandam’s blanket
Who shivered and bade them go ;
            They took the baby’s cradle,
Who could not say them no
[1]. »

« Mazette ! dit Dan, en risquant un œil par-dessus l’épaule de Long Jack. Voilà qui est chic ! Cela a dû cependant coûter bon.

— En v’là une sale histoire, dit l’homme du Galway, et un port salement éclairé, Danny. »


« .........
And knew not all the while
If they were lighting a bonfire
Or only a funeral pile
[2]. »

Tout le monde se sentait pris jusqu’aux fibres par la voix de miracle ; et lorsque la chanteuse dit comment les équipages furent lancés tout ruisselants au rivage, tant vivants que morts, et comment les femmes transportèrent les corps à la lueur des feux, demandant : « Petit, est-ce ton père ? » ou « Femme, est-ce ton homme ? » on eût pu entendre les respirations devenir plus rapides sur tous les bancs.


« And when the boats of Brixham
            Go out to face the gales,
Think of the love that travels
            Like light upon their sails !
[3] »

  1.             Elles prirent la couverture de l’aïeule
    Qui, frissonnante, leur dit daller ;
                Elles prirent ensemble le berceau du bébé
    Qui ne pouvait leur dire non.
  2. « .........
    Elles se demandaient tout le temps
    Si ce qu’elles allumaient était un feu de joie
    Ou seulement un bûcher funéraire. »
  3. « Et quand les bateaux de Brixham
                S’en vont affronter les tempêtes
    Pensez à l’amour qui voyage
                Comme la lumière sur leurs voiles. »