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contes choisis

Nous avons peiné pour vous quand le vent était debout et les voiles carguées.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Nous mangions du pain et des oignons quand vous preniez les villes, ou nous gagnions en courant le bord quand l’ennemi vous repoussait,

Les capitaines arpentaient le pont par le beau temps en chantant, mais nous étions en bas,

Nous tombions défaillants, le menton sur nos rames, et vous ne voyiez point que nous étions oisifs, car nous continuions à ballotter de ci de là.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Le sel faisait les rames plus âpres que la peau du requin ; l’eau salée gerçait nos genoux jusqu’à l’os, nos cheveux nous collaient au front, nos lèvres fendues montraient nos gencives et vous nous fouettiez parce que nous ne pouvions plus ramer.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Mais dans peu de temps nous fuirons par les écubiers comme l’eau fuit le long de la rame, et vous aurez beau dire aux autres de ramer après nous, vous ne nous reprendrez jamais, pas plus qu’on ne saisit ce que vanne la rame, ou qu’on ne garrotte les vents dans le creux de la voile. Aho !

Ne nous délivrerez-vous jamais ?