Page:Kipling - Trois Troupiers et autres histoires, trad. Varlet, 1926.djvu/262

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tête au ras de l’eau, il me semblait n’y avoir plus rien que de l’eau jusqu’au bout du monde, et la rivière m’emporta parmi les bois flottants. Un homme est bien peu de chose dans le sein d’une crue. Et cette crue-là, bien que je l’ignorasse, était la Grande Crue dont on parle encore. Mon foie se fondit et je m’allongeai sur le dos telle une bûche, dans la crainte de la mort. Il y avait dans l’eau des êtres vivants, qui criaient et hurlaient d’effroi — des bêtes de la forêt et du bétail, et une fois j’entendis un homme appeler au secours. Mais la pluie survint et cingla l’eau bouillonnante, et je n’entendis plus rien que le grondement des rochers au-dessous de moi, et au-dessus le grondement de la pluie. Je fus ainsi roulé dans le courant, luttant pour le souffle de mon corps. Il est très dur de mourir quand on est jeune. Le sahib peut-il, en se tenant ici, voir le pont du chemin de fer ? Regardez, voilà les lumières du train-poste qui va à Peshawer ! Le tablier du pont est maintenant à vingt pieds au-dessus de la rivière, mais cette nuit-là l’eau grondait contre la claire-voie, et c’est contre la claire-voie que j’arrivai les pieds devant. Mais beaucoup de bois flottant s’y était accumulé ainsi que sur les piles, et je ne me fis pas grand mal. Toutefois la rivière me pressait comme un homme fort en presse un faible. Non sans peine je réussis à empoigner le