Page:Kropotkine — Paroles d'un Révolté.djvu/208

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passera son temps à la buvette, il écrira des lettres pour réchauffer l’enthousiasme de ses « chers électeurs », pendant qu’un ministre lira un rapport bourré de chiffres alignés pour la circonstance par son chef de bureau ; et au moment du vote il se prononcera pour ou contre le rapport, selon le signal du chef de son parti.

Aussi une question d’engrais pour les porcs ou d’équipement pour le soldat ne sera-t-elle dans les deux partis du ministère et de l’opposition, qu’une question d’escarmouche parlementaire. Ils ne se demanderont pas si les porcs ont besoin d’engrais, ni si les soldats ne sont pas déjà surchargés comme des chameaux du désert — la seule question qui les intéressera, ce sera de savoir si un vote affirmatif profite à leur parti. La bataille parlementaire se livrera sur le dos du soldat, de l’agriculteur, du travailleur industriel, dans l’intérêt du ministère ou de l’opposition.

Pauvre Proudhon, j’imagine ses déboires lorsqu’il eut la naïveté enfantine, en entrant à l’Assemblée, d’étudier à fond chacune des questions mises à l’ordre du jour. Il apportait à la tribune des chiffres, des idées — on ne l’écoutait même pas. Les questions sont toutes résolues bien avant la séance, par cette considération si simple : est-ce utile, est-ce nuisible à notre parti ? Le pointage des voix est fait ; les soumis sont enregistrés, les insoumis sont sondés, comptés soigneusement. Les discours ne se prononcent que pour la mise en scène : on ne les écoute que s’ils ont valeur artistique ou s’ils prêtent au scandale. Les naïfs s’imaginent que Roumestan a enlevé la Chambre par son éloquence, et Roumestan, après la séance, calcule avec ses amis comment il pourra s’ac-