Ouvrez un journal quotidien. Ses pages sont entièrement consacrées aux actes des gouvernements, aux tripotages politiques. À le lire, un Chinois croirait qu’en Europe rien ne se fait sans l’ordre de quelque maître. Trouvez-y quoi que ce soit sur les institutions qui naissent, croissent, et se développent sans prescriptions ministérielles ! Rien ou presque rien ! S’il y a même une rubrique de « Faits divers », c’est parce qu’ils se rattachent à la police. Un drame de famille, un acte de révolte ne seront mentionnés que si les sergents de ville se sont montrés.
Trois cent cinquante millions d’Européens s’aiment ou se haïssent, travaillent, ou vivent de leurs rentes, souffrent ou jouissent. Mais, leur vie, leurs actes (à part la littérature, le théâtre et le sport), tout reste ignoré des journaux si les gouvernements ne sont intervenus d’une manière ou d’une autre.
Il en est de même pour l’histoire. Nous connaissons les moindres détails de la vie d’un roi ou d’un parlement ; on nous a conservé tous les discours, bons et mauvais, prononcés dans les parlottes, « qui jamais n’ont influé sur le vote d’un seul membre », comme le disait un vieux parlementaire. Les visites des rois, la bonne ou mauvaise humeur du politicien, ses calembours et ses intrigues, tout cela est soigneusement mis en réserve pour la postérité. Mais nous avons toutes les peines du monde à reconstituer la vie d’une cité du moyen-âge, à connaître le mécanisme de cet immense commerce d’échange qui se faisait entre les villes hanséatiques, ou bien à savoir comment la cité de Rouen a bâti sa cathédrale. Si quelque savant a passé sa vie à l’étudier, ses ouvrages restent inconnus et les « histoires parlementaires » c’est-à-dire fausses, puisqu’elles ne parlent que d’un