Page:Kropotkine - La Morale anarchiste.djvu/15

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ces âges que nous pouvons à peine évoquer dans notre esprit, pour comprendre que, dans les circonstances d’alors, l’homme demi-sauvage pouvait raisonner assez juste.


Les raisonnements peuvent changer. L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible à la race change, mais le fond reste immuable. Et si l’on voulait mettre toute cette philosophie du règne animal en une seule phrase, on verrait que fourmis, oiseaux, marmottes et hommes sont d’accord sur un point.

Les chrétiens disaient : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi ». Et ils ajoutaient : « Sinon, tu seras expédié dans l’enfer ! »

La moralité qui se dégage de l’observation de tout l’ensemble du règne animal, supérieure de beaucoup à la précédente, peut se résumer ainsi : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »

Et elle ajoute :

« Remarque bien que ce n’est qu’un conseil ; mais ce conseil est le fruit d’une longue expérience de la vie des animaux en sociétés et chez l’immense masse des animaux vivant en sociétés, l’homme y compris, agir selon ce principe a passé à l’état d’habitude. Sans cela, d’ailleurs, aucune société ne pourrait exister, aucune race ne pourrait vaincre les obstacles naturels contre lesquels elle a à lutter. »


Ce principe si simple est-il bien ce qui se dégage de l’observation des animaux sociables et des sociétés humaines ? Est-il applicable ? Et comment ce principe passe-t-il à l’état d’habitude et se développe toujours ? C’est ce que nous allons voir maintenant.


V

L’idée du bien et du mal existe dans l’humanité. L’homme, quelque degré de développement intellectuel qu’il ait atteint, quelque obscurcies que soient ses idées par les préjugés et l’intérêt personnel, considère généralement comme bon ce qui est utile à la société dans laquelle il vit, et comme mauvais ce qui lui est nuisible.

Mais d’où vient cette conception, très souvent si vague qu’à peine pourrait-on la distinguer d’un sentiment ? Voilà des millions et des millions d’êtres humains qui jamais n’ont réfléchi à l’espèce humaine. Ils n’en connaissent, pour la plupart, que le clan où la famille, rarement la nation — et encore plus rarement l’humanité — comment se peut-il qu’ils puissent considérer comme bon ce qui est utile à l’espèce humaine, ou même arriver à un sentiment de solidarité avec leur clan, malgré leurs instincts étroitement égoïstes ?

Ce fait a beaucoup occupé les penseurs de tout temps. Il continue de les occuper, et il ne se passe pas d’année que des livres ne soient