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Page:Kropotkine - La Morale anarchiste.djvu/16

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écrits sur ce sujet. À notre tour, nous allons donner notre vue des choses ; mais relevons en passant que si l’explication du fait peut varier, le fait lui-même n’en reste pas moins incontestable ; et lors même que notre explication ne serait pas encore la vraie, ou qu’elle ne serait pas complète, le fait, avec ses conséquences pour l’homme, resterait toujours. Nous pouvons ne pas nous expliquer entièrement l’origine des planètes qui roulent autour du soleil, — les planètes roulent néanmoins, et l’une nous emporte avec elle dans l’espace.


Nous avons déjà parlé de l’explication religieuse. Si l’homme distingue entre le bien et le mal, disent les hommes religieux, c’est que Dieu lui a inspiré cette idée. Utile ou nuisible, il n’a pas à discuter : il n’a qu’à obéir à l’idée de son créateur. Ne nous arrêtons pas à cette explication — fruit des terreurs et de l’ignorance du sauvage. Passons.

D’autres (comme Hobbes) ont cherché à l’expliquer par la loi. Ce serait la loi qui aurait développé chez l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Nos lecteurs apprécieront eux-mêmes cette explication. Ils savent que la loi a simplement utilisé les sentiments sociaux de l’homme pour lui glisser, avec des préceptes de morale qu’il acceptait, des ordres utiles à la minorité des exploiteurs, contre lesquels il se rebiffait. Elle a perverti le sentiment de justice au lieu de le développer. Donc, passons encore.

Ne nous arrêtons pas non plus à l’explication des utilitaires. Ils veulent que l’homme agisse moralement par intérêt personnel, et ils oublient ses sentiments de solidarité avec la race entière, qui existent, quelle que soit leur origine. Il y a déjà un peu de vrai dans leur explication. Mais ce n’est pas encore la vérité entière. Aussi, allons plus loin.


C’est encore, et toujours, aux penseurs du dix-huitième siècle qu’il appartient d’avoir deviné, en partie du moins, l’origine du sentiment moral.

Dans un livre superbe, autour duquel la prêtaille a fait le silence et qui est en effet peu connu de la plupart des penseurs, même antireligieux, Adam Smith a mis le doigt sur la vraie origine du sentiment moral. Il ne va pas le chercher dans des sentiments religieux ou mystiques, — il le trouve dans le simple sentiment de sympathie.

Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige ; ou bien, ses pleurs, sa petite face souffrante vous le disent. Et si vous n’êtes pas un lâche, vous vous jetez sur l’homme qui bat l’enfant, vous arrachez celui-ci à la brute.

Cet exemple, à lui seul, explique presque tous les sentiments moraux. Plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l’on fait souffrir ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral. Plus vous êtes entraîné à vous substituer à cet autre individu, et plus vous ressentirez le mal qu’on lui fait, l’injure qui lui a été adressée, l’injustice dont il a été victime — et plus