Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/142

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une partie de bateau sur la Néva ; nous passions toute la nuit sur la rivière ou dans un golfe de Finlande avec les pêcheurs — une nuit mélancolique du nord où les dernières lueurs du soleil couchant sont presque immédiatement suivies de l’aube matinale, et où l’on peut lire dehors un livre en plein minuit. Nous trouvions du temps pour toutes ces distractions.

A partir de ces visites aux usines je me mis à aimer les machines puissantes et parfaites. En voyant comment un bras gigantesque surgissant d’un hangar saisit un tronc d’arbre flottant sur la Néva, le rentre et le pousse sous des scies qui le transforment en planches, ou comment une énorme barre de fer rouge est transformée en un rail après avoir passé entre deux cylindres, je sentais la poésie de la machine. Dans nos usines d’aujourd’hui, la machine écrase l’ouvrier parce qu’il devient pour la vie le serviteur d’une machine donnée et n’est jamais autre chose. Mais c’est là une conséquence d’une mauvaise organisation, et cela n’a rien à faire avec le machinisme même. Le surmenage et la monotonie perpétuelle sont également mauvais, que le travail soit fait à la main, avec des outils, ou avec une machine. Mais, abstraction faite du surmenage monotone, je comprends très bien le plaisir que peut procurer à l’homme la conscience de la puissance de la machine, le caractère intelligent de son travail, la grâce de ses mouvements et la perfection de ce qu’elle fait. La haine que William Morris avait pour les machines prouvait seulement que la conception de la puissance et de la grâce de la machine avait échappé à son grand génie poétique.

La musique joua aussi un très grand rôle dans mon développement. elle me procura même plus de joie et plus d’enthousiasme que la poésie. L’opéra russe existait à peine à cette époque ; mais l’opéra italien, qui comptait un certain nombre de grands acteurs, était l’institution la plus populaire de Pétersbourg. Lorsque la prima donna Bosio tomba malade, des milliers de personnes, surtout des jeunes gens, stationnaient jusqu’à une heure