Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/150

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dix-neuf ans, d’un caractère très aimable, et presque tous ses cousins en étaient follement amoureux. Elle aimait l’un d’eux et désirait l’épouser. Mais le mariage entre cousins est considéré comme un grand péché par l’Église russe, et c’est en vain que la vieille princesse essaya d’obtenir une dispense spéciale des hauts dignitaires ecclésiastiques. Alors elle emmena sa fille à Pétersbourg dans l’espoir qu’elle choisirait un mari parmi ses nombreux admirateurs. Ce fut peine perdue, d’ailleurs. Mais leur élégant salon était plein de brillants jeunes gens appartenant à la Garde ou à la diplomatie.

Ce n’est pas dans un tel milieu qu’on peut s’attendre à trouver des idées révolutionnaires ; et cependant ce fut dans cette maison que j’entendis pour la première fois parler de la littérature révolutionnaire de l’époque. Le grand exilé Herzen venait de lancer sa revue à Londres, l’Étoile polaire, qui fit sensation en Russie, même dans les cercles de la Cour et dont de nombreux exemplaires circulaient sous le manteau à Pétersbourg. Ma cousine se procura la revue et nous la lisions ensemble. Son cœur se révoltait contre les obstacles qu’on opposait à son bonheur, et son esprit n’en comprenait que plus facilement les critiques puissantes que le grand écrivain lançait contre l’autocratie russe et le système corrompu de gouvernement. C’est avec un sentiment voisin de l’adoration que je contemplais le médaillon que portait la couverture de l’Étoile polaire et qui représentait les nobles têtes de cinq « Décembristes » que Nicolas Ier avait fait pendre après le soulèvement du 14 décembre 1825 — Bestoujev, Kahovsky, Pestel, Ryléïev et Mouraviov-Apostol.

La beauté du style de Herzen — dont Tourguenev a dit avec raison qu’il écrivait avec des larmes et du sang et qu’aucun Russe n’avait jamais écrit ainsi — l’ampleur de ses idées et son profond amour pour la Russie me gagnèrent entièrement et je lisais et relisais ces pages qui parlaient plus encore au cœur qu’à la raison.

En 1859, ou plutôt en 1860, je commençai à éditer ma