Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/158

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en chœur, avec tout le public, l’hymne : Dieu protège le Tsar !

Cependant des accords musicaux frappèrent nos oreilles et nous retournâmes en toute hâte dans la salle. L’orchestre de l’Opéra jouait déjà l’hymne qui fut immédiatement couvert par les applaudissements des galeries, des loges et du parterre. Je voyais bien Bavéri, le chef d’orchestre, agiter son bâton, mais, quoique les musiciens fussent nombreux, aucun son ne pouvait parvenir à nos oreilles. L’hymne se termina, mais les hourras continuaient. Je vis de nouveau le bâton s’agiter dans l’air ; je vis les archets se mouvoir et les musiciens souffler dans leurs instruments de cuivre. Mais le bruit des voix couvrait toujours les sons de l’orchestre. Bavéri recommença et ce ne fut qu’à la fin de cette troisième exécution de l’hymne que quelques sons isolés des cuivres percèrent la clameur des voix humaines.

Dans les rues c’était le même enthousiasme. Une foule de paysans et de gens cultivés s’était massée en face du palais et poussait des hourras, et le tsar ne pouvait pas paraître sans être suivi par des foules de manifestants qui couraient après sa voiture. Deux ans plus tard, lorsque Alexandre étouffait dans le sang la révolution polonaise et que « Mouraviev le Pendeur » l’étranglait sur l’échafaud, Herzen avait raison d’écrire : « Alexandre Nikolaïevitch, pourquoi n’êtes-vous pas mort ce jour-là ? Votre nom aurait été transmis à la postérité comme celui d’un héros. »

* * *

Et les soulèvements prédits par les champions de l’esclavage ? On n’aurait pu inventer une situation moins nette que celle que créait le Polojniié (la loi d’émancipation). Si quelque chose pouvait provoquer des révoltes, c’était précisément l’inquiétante imprécision des conditions faites au paysan par cette loi. Et cependant — excepté en deux endroits où il y eut des insurrections et sur quelques autres points où éclatèrent quelques troubles sans importance, entièrement dus aux malentendus