Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/159

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et immédiatement apaisés — la Russie resta calme, plus calme que jamais. Avec leur bon sens habituel, les paysans avaient compris que le servage était aboli, que « la liberté était venue », et ils acceptaient les conditions qui leur étaient imposées, bien que ces conditions fussent très dures.

J’étais à Nikolskoïé en août 1861, et aussi pendant l’été de 1862, et je fus frappé de la façon intelligente et calme dont les paysans avaient accepté la nouvelle situation. Ils savaient parfaitement combien il leur serait difficile de payer l’impôt de rachat pour la terre, qui était en réalité une indemnité accordée aux nobles pour les dédommager des droits qu’ils perdaient sur leurs serfs. Mais les paysans appréciaient tant l’abolition de leur esclavage qu’ils acceptaient les charges ruineuses — non sans murmurer, mais comme une dure nécessité — du moment qu’on leur accordait la liberté individuelle. Durant les premiers mois ils prenaient deux jours de repos par semaine, disant que c’était un péché de travailler le vendredi ; mais quand vint l’été, ils reprirent leur travail avec plus d’énergie que jamais.

Lorsque je vis nos paysans de Nikolskoïé quinze mois après leur affranchissement, je ne pus m’empêcher de les admirer. Ils avaient conservé leur bonté et leur douceur innées, mais toutes traces de servilité avaient disparu. Ils parlaient à leurs maîtres ainsi qu’à des égaux, comme s’ils n’avaient jamais eu d’autres relations. D’autre part, il se trouvait dans leurs rangs des hommes qui savaient défendre leurs droits. Le Polojéniié était un gros livre d’une lecture difficile et dont l’étude me demanda beaucoup de temps ; mais lorsque Vasili Ivanov, l’ancien de Nikolskoïé, vint un jour me demander de lui expliquer un passage obscur, je m’aperçus que lui, qui ne lisait même pas couramment, avait su admirablement se retrouver dans le dédale des chapitres et des paragraphes de la loi.

C’étaient les « gens de maison », c’est-à-dire les serviteurs, qui étaient le moins bien partagés. On ne leur donnait