Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/167

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et du souper pendant lequel les jeunes gens s’arrangeaient toujours pour être seuls.

Pendant ces bals ma tâche était assez difficile. Alexandre II ne dansait pas, mais il ne restait pas assis non plus ; il se promenait tout le temps parmi ses hôtes, et son page de chambre devait le suivre à une distance convenable pour percevoir facilement un appel de l’empereur, sans toutefois être trop proche pour devenir une cause de gêne. Cette combinaison de présence et d’absence n’était pas facile à obtenir, et Alexandre n’y tenait pas : il aurait préféré être laissé entièrement seul ; mais telle était la tradition et il devait s’y soumettre. Ma tâche devenait surtout difficile quand il pénétrait au milieu des rangs serrés des dames qui entouraient le cercle où dansaient les grands-ducs, et qu’il circulait au milieu d’elles. Il n’était pas aisé de se faire un chemin à travers ce jardin vivant qui s’ouvrait pour livrer passage à l’empereur, mais se refermait immédiatement derrière. Au lieu de prendre part à la danse, des centaines de dames et de jeunes filles restaient là serrées les unes contre les autres, espérant toutes que l’un des grands-ducs ferait attention à elles et les inviterait à danser une valse ou une polka. Telle était l’influence de la Cour sur la société de Pétersbourg qui si l’un des grands-ducs jetait les yeux sur une jeune fille, les parents de celle-ci faisaient tout leur possible pour que leur enfant devînt follement amoureuse du grand personnage, bien qu’ils n’ignorassent pas que le mariage était impossible — les grands-ducs de Russie ne pouvant épouser les « sujets » du tsar. Les conversations que j’entendis une fois dans une famille « respectable », après que l’héritier présomptif eut dansé deux ou trois fois avec une jeune fille de dix-sept ans, et les souhaits que formaient ses parents, surpassaient tout ce que j’aurais pu imaginer.

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Chaque fois que nous étions au palais nous y prenions notre déjeuner ou notre dîner, et les valets nous chuchotaient