Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/180

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me séparer de mon frère Alexandre ; mais il avait été forcé de quitter l’université de Moscou, après les derniers désordres, et d’ici un ou deux ans, pensais-je, — et c’est en effet ce qui devait arriver — nous serions de nouveau réunis d’une façon ou de l’autre. Il ne s’agissait plus que de choisir un régiment dans la région de l’Amour. C’était surtout l’Ousouri qui m’attirait. Mais hélas, il n’y avait sur l’Ousouri qu’un bataillon d’infanterie de cosaques. Un cosaque sans cheval — c’était vraiment trop peu séduisant pour le jeune homme que j’étais, et je me décidai pour les « Cosaques montés de l’Amour. »

C’est ce que j’écrivis sur la liste à la grande consternation de tous mes camarades. « C’est si loin, » disaient-ils, tandis que mon ami Daourov, ouvrant le Manuel de l’officier y lut à la grande indignation de chacun : « Uniforme noir, avec un simple col rouge sans galons ; bonnet fourré en peau de chien ou en toute autre fourrure ; pantalon gris. »

« — Mais vois donc cet uniforme ! » s’écria-t-il. « non, mais ce bonnet ! — Enfin tu peux en porter un en fourrure de loup ou d’ours. Mais regarde-moi ces pantalons ! Gris, comme le soldat du train ! » Après cette lecture la consternation atteignit son maximum.

Je tournai aussi bien que je pus l’affaire en plaisanterie et je portai la liste au capitaine.

Il s’écria : « Ce Kropotkine, il faut toujours qu’il fasse des farces ! Mais ne vous ai-je pas dit que la liste doit être envoyée aujourd’hui au grand-duc ! »

J’eus quelques difficultés à lui faire croire que c’était bien mon intention que j’avais exprimée sur la liste.

Cependant, le lendemain je fus sur le point de revenir sur ma décision lorsque je vis l’effet qu’elle produisait sur Klassovski. Il avait espéré me voir à l’université, et m’avait donné dans ce but des leçons de latin et de grec, et je n’osais pas lui dire ce qui réellement m’empêchait d’entrer à l’université. Je savais que si je lui disais la vérité il m’offrirait de partager avec lui le peu qu’il avait.