Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/186

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La rue fut déblayée et la pompe mise en mouvement. Mes camarades étaient enchantés. Toutes les vingt minutes, nous relevions les hommes qui dirigeaient le jet d’eau sous une chaleur presque insupportable.

Vers trois ou quatre heures du matin, il fut évident que la part du feu était faite. Il n’y avait plus à craindre qu’il se communiquât au Corps, et, après avoir étanché ma soif à l’aide d’une demi-douzaine de tasses de thé dans une petite « auberge blanche » qui se trouvait ouverte, je tombai à demi-mort de fatigue sur le premier lit que je trouvai inoccupé dans l’infirmerie du Corps.

Je m’éveillai de bonne heure et j’allai voir le théâtre de l’incendie. A mon retour au Corps, je rencontrai le grand-duc Michel, que j’accompagnai, comme c’était mon devoir, dans sa ronde. La figure toute noire de fumée, les yeux gonflés, les paupières enflammées, les cheveux grillés, les pages soulevaient la tête de leurs oreillers. C’était difficile de les reconnaître. Ils étaient fiers, cependant, de sentir qu’ils n’avaient pas été simplement des « mains blanches » et qu’ils avaient travaillé aussi dur que n’importe qui.

Cette visite du grand-duc eut pour résultat de m’aplanir la route. Il me demanda pourquoi j’avais eu l’idée d’aller dans les provinces de l’Amour — si j’y avais des amis ? si j’étais connu du gouverneur-général ? Et apprenant que je n’avais pas de parents en Sibérie et que je n’y connaissais personne, il s’écria : « Mais pourquoi donc y vas-tu ? On peut t’envoyer dans un lointain village de Cosaques. Qu’y feras-tu ? Le mieux est que j’écrive un mot au gouverneur-général pour te recommander. »

Après une telle offre j’étais sûr que mon père ne ferait plus d’opposition à mon désir. C’est en effet ce qui se passa. J’étais libre d’aller en Sibérie.

* * *

Ce grand incendie marqua un tournant non seulement dans la politique d’Alexandre II, mais aussi dans cette période de l’histoire de la Russie. Il était évident que la