Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/197

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Par ailleurs l’occupation ne manquait pas. Il fallait trouver de l’argent pour les institutions charitables. Il fallait dresser un tableau économique de la province pour une exposition agricole locale. Ou bien encore c’était quelque sérieuse enquête à faire. Koukel me disait parfois :

« — C’est une grande époque que celle où nous vivons ; travaillez, mon cher ami ; souvenez-vous que vous êtes le secrétaire de tous les comités présents et à venir, » et je redoublais d’énergie.

Un ou deux exemples montreront quels résultats nous obtenions. Il y avait un chef de district — c’est-à-dire un officier de police investi de pouvoirs très étendus et très indéterminés — qui était une véritable honte pour notre province. Il volait les paysans et les faisait fouetter à tort et à travers — même les femmes, ce qui était contraire à la loi ; et lorsqu’une affaire criminelle tombait entre ses mains, elle restait en suspens pendant des mois, et en attendant il faisait garder les hommes en prison jusqu’à ce qu’ils lui fissent un présent. Koukel l’aurait destitué depuis longtemps, mais cette idée ne souriait pas au gouverneur-général, parce que ce policier avait à Pétersbourg de puissants protecteurs. Après bien des hésitations il fut enfin décidé que je ferais une enquête sur place, et que je recueillerais des dépositions contre cet homme. Ce n’était pas des plus faciles, parce que les paysans, terrorisés par lui, et connaissant bien le dicton russe : « Dieu est bien haut, et le tsar bien loin, » n’osaient porter témoignage. Même la femme qu’il avait fait fouetter craignait tout d’abord de faire une déposition écrite. Ce ne fut qu’après avoir passé une quinzaine de jours avec les paysans et avoir gagné leur confiance, que je pus mettre en lumière les méfaits de leur chef. Je recueillis des preuves écrasantes, et le chef de district fut destitué. Nous nous félicitions d’être débarrassé d’une telle peste. Mais quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque, quelques mois plus tard, nous apprîmes qu’il était nommé au poste plus élevé d’ispravnikdans