Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/208

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avaient augmenté, car Tchita se développait rapidement. Un nouveau devis fut fait et envoyé à Pétersbourg, et cette histoire se répéta durant vingt-cinq ans. Enfin, perdant patience, les gens de Tchita indiquèrent sur leur devis des prix presque doubles des prix réels. Ce devis fantaisiste fut solennellement examiné à Pétersbourg et approuvé. Et voilà comment Tchita put avoir sa tour d’observation.

On dit souvent qu’Alexandre II commit une grande faute et causa sa propre ruine en faisant naître tant d’espérances qu’il ne devait pas ensuite réaliser.

On peut voir d’après ce que je viens de dire — et l’histoire de la petite ville de Tchita était l’histoire de toute la Russie — on peut voir qu’il fit pis encore. Il ne se contenta pas de faire naître des espérances. Cédant pour un moment au courant de l’opinion publique, il invita dans toute la Russie des hommes à se mettre à l’ouvrage, à sortir du domaine des espoirs et des rêves et à toucher du doigt les réformes nécessaires. Il leur faisait voir ce qui pouvait être fait immédiatement, et combien c’était facile à réaliser ; il les engageait à sacrifier ce qui dans leurs projets idéaux ne pouvait être obtenu immédiatement et à ne demander que ce qui était pratiquement possible à ce moment. Et lorsqu’ils eurent donné un corps à leurs idées, lorsqu’ils leur eurent donné la forme de lois, auxquelles il ne manquait que sa signature pour devenir des réalités, cette signature, il la leur refusa. Pas un réactionnaire ne pourrait prétendre, et aucun non plus ne l’a fait, que les tribunaux non réformés, le défaut d’administration municipale, ou le système de déportation fussent une bonne chose digne d’être conservée. Personne n’a osé le soutenir. Cependant, par crainte de rien faire, tout fut laissé en l’état. Pendant trente-cinq ans ceux qui avaient l’audace de proclamer la nécessité d’un changement étaient traités de « suspects » ; et on laissait subsister des institutions unanimement reconnues mauvaises, afin seulement qu’on n’entendît plus le mot abhorré de « réformes ».