Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/211

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toutes les femmes condamnées aux travaux forcés et détenues en prison — une centaine environ — et leur fit choisir l’homme dont elles voudraient être l’épouse et la compagne. Cependant, il y avait peu de temps à perdre ; les hautes eaux commençaient à baisser ; les radeaux devaient partir, et Mouraviev dit aux hommes et aux femmes de se placer, couple par couple, sur la rive. Il les bénit en leur disant : « Je vous marie, mes enfants. Soyez bons les uns pour les autres. Mais, ne maltraitez pas vos femmes. Soyez heureux ! »

Je vis ces colons environ six ans après cette scène. Leurs villages étaient pauvres, car la terre sur laquelle ils s’étaient établis avait dû être conquise sur la forêt vierge ; mais tout bien considéré, leur colonie n’était pas un insuccès, et les « mariages à la Mouraviev » n’étaient pas moins heureux que ne le sont les mariages en général. Innocentus, l’évêque de l’Amour, un excellent homme et un homme intelligent, reconnut plus tard ces mariages ainsi que les enfants qui en étaient nés et il les fit inscrire sur les registres de l’Église.

Mouraviev fut moins heureux cependant avec une autre espèce de colons qu’il ajouta à la population de la Sibérie orientale. Comme il manquait d’hommes, il avait accepté quelques milliers de soldats des bataillons de discipline. Ils furent placés, comme « fils adoptifs », dans les familles des Cosaques, ou bien on les installa dans les villages. Mais dix ou vingt ans de vie de caserne sous l’horrible discipline du temps de Nicolas Ier, ce n’était sûrement pas une préparation à la vie agricole. Les « fils » désertèrent de chez leurs pères adoptifs et constituèrent la population flottante des villes. Ils vivaient au jour le jour et dépensaient au cabaret tout ce qu’ils venaient de gagner ; puis de nouveau ils vivaient insouciants comme l’oiseau, dans l’attente d’une nouvelle occasion de gagner quelque argent.

Cette foule bigarrée de cosaques transbaïkaliens, d’anciens forçats et de « fils » installés à la hâte et souvent au hasard sur les rives de l’Amour n’atteignirent