Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/222

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

hui. Tu viendras ? » demanda-t-elle. — « Bien entendu, j’en serai ! » Et non seulement je m’y rendis, mais je dansai jusqu’à une heure avancée du matin.

* * *

Lorsque j’arrivai à Pétersbourg et que je vis les autorités, je compris pourquoi on m’avait envoyé faire le rapport. Personne ne voulait admettre la possibilité de la destruction des barques. « Avez-vous vu l’endroit ? Avez-vous vu les barques détruites de vos propres yeux ? Êtes-vous absolument sûr qu’ils n’ont pas tout simplement volé les provisions et qu’ensuite ils ne vous ont pas montré les épaves de quelques barques ? » Telles étaient les questions auxquelles j’avais à répondre.

Les hauts fonctionnaires qui à Pétersbourg étaient à la tête des affaires de Sibérie étaient vraiment d’une ignorance charmante sur le pays. « Mais, mon cher, », me disait l’un d’eux qui toujours s’exprimait en français, « comment est-ce possible que quarante barques puissent être détruites sur la Néva sans que personne vienne au secours ? » « — La Néva, m’écriais-je ; mettez trois, quatre Névas l’une à côté de l’autre et vous aurez la largeur du bas Amour ! » « — Est-ce vraiment si large que cela ? » Et deux minutes après, il causait, en excellent français, de toutes sortes de choses. « Quand avez-vous vu Schwartz, le peintre, pour la dernière fois ? Son tableau « Ivan le Terrible » n’est-il pas admirable ? Savez-vous pour quelle raison Koukel a failli être arrêté ? Savez-vous que Tchernychevski est arrêté ? Il est maintenant dans la forteresse. » « — Pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? » demandai-je. « — Rien de particulier ; rien ! Mais, mon cher, vous savez, l’intérêt de l’État ! Un homme si intelligent, si terriblement intelligent ! Et il a une si grande influence sur la jeunesse. Vous comprenez qu’un gouvernement ne peut tolérer cela : c’est impossible ! Intolérable, mon cher, dans un État bien ordonné ! »